Notre « modèle » ne fonctionne plus. Nous devrions faire le deuil des médecins de famille, inciter la population à se doter d’une assurance pour les soins de longue durée, se résoudre à attendre des mois, voire des années avant de subir une opération et accepter de supporter la douleur comme une fatalité.

Un an à 18 mois d’attente, c’est beaucoup pour une personne de 60 ans et plus. C’est une portion importante du reste de son existence.

Quand cette personne a payé des impôts durant toute sa vie active et qu’elle continue d’en payer à la retraite, qu’elle a été privée de soins préventifs depuis plus de 20 ans, faute de médecin de famille, que ses petits bobos ont dégénéré en problèmes chroniques parce que le système ne les a pas pris en charge à temps, elle finit par se tourner vers le privé.

Elle se fait une raison ; la qualité de vie n’a pas de prix ; la douleur et l’incertitude sont insoutenables ; il faut préserver sa santé mentale, quitte à y laisser ses économies.

La France et plusieurs pays européens sont aux prises avec les mêmes problèmes que nous (vieillissement de la population, crise des finances publiques). Nos amis français et européens sont pourtant estomaqués d’entendre nos histoires d’horreur, de chirurgie d’un jour pour des interventions lourdes, de listes d’attente et de délais déraisonnables.

Puisque nos hauts dirigeants adorent voyager en Europe pour s’inspirer des meilleures pratiques en éducation, en santé, en gouvernance ou en développement durable, pourquoi ne rapportent-ils pas dans leurs bagages quelques solutions susceptibles d’améliorer l’état de notre réseau public ?

L’élargissement de l’aide médicale à mourir contribue à soulager plus rapidement les hôpitaux et les CHSLD d’une partie de leurs pensionnaires. Espérons toutefois que personne ne pousse le cynisme jusqu’à s’en réjouir.

Et les autres ?

Mais que faire des autres souffrants ? Banaliser leur décision de mettre volontairement fin à leurs jours, parce qu’ils ne voient pas la lumière au bout du tunnel et qu’on n’a rien d’autre à leur offrir qu’une voix au bout du fil qui leur répète inlassablement d’attendre l’appel ?

On devrait au moins leur fournir une estimation en fonction de l’urgence ou de la complexité de leur cas (entre 3 et 18 mois, c’est une fourchette bien trop large !).

Mais si vous avez payé des impôts toute votre vie, c’est que vous avez travaillé toute votre vie, n’est-ce pas ? Vous êtes probablement un affreux baby-boomer épris de justice sociale, convaincu que les plus vulnérables d’entre nous doivent pouvoir compter sur les impôts des salariés et autres « payeurs de taxes » pour accéder à une vie digne, être soignés, éduqués, logés convenablement.

Tant qu’à être idéaliste, vous pourriez consentir un petit effort supplémentaire pour désengorger le réseau public en vous tournant vers le privé, puisque vous avez le privilège d’avoir des REER ou un bien immobilier susceptible d’être réhypothéqué. Vos beaux principes, pourquoi ne pas les mettre au service de l’incurie du réseau public, au lieu de réserver votre solidarité à vos concitoyens nécessiteux ?

C’est qu’à force de vous faire répéter que vous êtes privilégiés, vieillissants, responsables des effets de la pyramide des âges sur l’engorgement du système, l’alourdissement de la dette des générations futures, en plus d’avoir compromis leur avenir en détruisant la planète, vous finissez par vous sentir encombrants.

Je ne suis pas une baby-boomer, mais je constate les effets de ce discours culpabilisant sur cette catégorie de personnes dont je suis entourée.

Tous ne passent pas leur retraite sur des bateaux de croisière ou à courir les safaris en Afrique (et même si c’était le cas, serait-ce un crime après 40 ans de vie active ?). Pour certains, les « plus belles années du reste de leur vie » sont gâchées par des maladies chroniques développées au fil des ans, par malchance ou par négligence, parce que le travail prenait toute la place ou que les médecins de famille étaient inaccessibles.

Un proche a fini par craquer et s’adresser à une clinique privée d’orthopédie. Il faut dire que le cas est lourd et nécessite une prise en charge rapide.

Après avoir pris connaissance de l’IRM, l’orthopédiste sollicité, qui annonce pourtant sur le site de sa clinique privée qu’il prend en charge les opérations invasives et non invasives, lui envoie par courriel cette réponse laconique et lapidaire, en lettres majuscules « pas réparable… semble trop chronique ». Contactée par téléphone, la secrétaire n’est pas en mesure de le diriger ailleurs ou de donner davantage d’explications.

Quand on affirme que l’empathie et la délicatesse sont un luxe dans le réseau public, le personnel étant trop écrasé par la tâche pour soigner la relation, comment expliquer une telle brutalité chez un chirurgien à qui on s’apprêtait à verser une partie de ses économies ?

Ils sont des milliers, condamnés à apprivoiser une douleur insoutenable et à vivre entre parenthèses, en attendant la prothèse.

Si les responsables de la faillite du réseau public ne sont pas en mesure de leur administrer une goutte d’espoir, qu’ils cessent au moins de les angoisser, à coups de prétextes, de justificatifs bidon et de scénarios catastrophes.

L’état actuel du système, indigne d’un pays dit développé, nous rappelle que dans les années 1990 et 2000, le corporatisme et la prétention de détenir le monopole de l’excellence ont découragé des centaines de médecins généralistes et spécialistes expérimentés, formés en Europe de l’Est, en France, en Asie, en Amérique du Sud ou au Maghreb – ou leur a imposé un chemin de croix.

Une formation d’appoint solide, mais concentrée sur un an ou deux, suivie d’un accès encadré et supervisé à la profession pendant la première année d’exercice, aurait pourtant largement contribué à prévenir la pénurie actuelle, tout en assurant le respect des fameux « standards nord-américains ».

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