Le fédéral paierait presque les trois quarts de la facture en logement social et abordable au Québec ?

Ça m’a tellement surpris, j’ai recalculé les chiffres trois fois pour en être bien sûr.

Dans l’espace public, le gouvernement Trudeau se fait blâmer pour la crise du logement. Une crise permanente, mais encore plus forte ces jours-ci alors que des familles ne parviennent pas à se loger après le 1er juillet.

Pendant qu’Ottawa essuie les critiques, il finance discrètement environ 70 % de la facture du logement social et abordable au Québec, ai-je constaté en fouillant dans les documents publics.

En 2023-2024, le gouvernement du Québec a investi 374 millions de son propre argent pour financer la construction, la rénovation ou l’achat de nouveaux logements sociaux et abordables.

Le gouvernement fédéral, lui, a investi 958 millions par une dizaine de programmes au Québec.

Pour 1,322 milliard investi par les deux ordres de gouvernement en 2023-2024, Ottawa a donc payé 72 % de la facture et Québec, 28 % ⁠1.

On pourrait croire qu’en investissant autant d’argent, le gouvernement Trudeau voudrait le crier sur tous les toits. Ce n’est pas le cas.

Officiellement, Ottawa ne fait pas le décompte de la somme totale qu’il investit en logement social et abordable au Québec.

Avec l’aide de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), j’ai décortiqué tout ça. Cet exercice inédit m’a pris des semaines, seulement pour l’année 2023-2024. La SCHL a ensuite confirmé les chiffres (même si on ne s’entend pas sur certains ajustements effectués pour se coller à la définition d’un logement abordable de Québec, afin de comparer des pommes avec des pommes).

Ottawa finance le logement social et abordable de deux façons. D’abord, avec ses programmes fédéraux où les OBNL doivent soumettre leurs projets. Ensuite, il verse de l’argent dans les programmes de Québec, en faisant des ententes avec le gouvernement québécois.

En 2023-2024, Ottawa a investi 443 millions à travers ses propres programmes, et 515 millions à travers les ententes avec Québec.

Mini-bémol : en 2023-2024, Ottawa a mis un peu plus d’argent dans un programme pour aider à débloquer des projets financés partiellement par Québec. Ça a probablement fait monter un peu son pourcentage. Mais on peut présumer que bon an, mal an, Ottawa paie les deux tiers de la facture.

Par « facture », j’entends les subventions à la construction ou à la rénovation de nouveaux logements sociaux et abordables. J’ai ainsi exclu de mes calculs les programmes fédéraux de prêt.

Selon la définition de Québec, un logement social est réservé aux gens gagnant moins de 30 000 $ par an, un logement abordable pour ceux gagnant moins de 50 000 $. Certains des programmes d’Ottawa visent des gens plus aisés. Aux fins de cet exercice, ces programmes ont été exclus.

Qu’est-ce que le logement social ?

Les logements abordables sont la propriété d’offices municipaux d’habitation, de coops d’habitation ou d’OSBL. Ils doivent louer 100 % de ces logements abordables à des Québécois qui ont un revenu annuel modeste (à Montréal, moins de 44 000 $ pour une personne). Chaque projet de logement abordable réserve en pratique un certain nombre de logements sociaux à des gens aux revenus encore plus modestes (revenu annuel inférieur à 30 000 $), dont le loyer est payé en partie par Québec.

Qu’est-ce que ça donne de savoir qu’Ottawa paie 72 % de la facture ?

D’abord, comme les Québécois envoient la moitié de leurs impôts à Ottawa, ils sont en droit de savoir si le logement est une priorité pour le fédéral.

Ensuite, il faut souligner les bons coups des gouvernements. Sous Justin Trudeau, le fédéral investit beaucoup plus en logement. Les conservateurs en investiraient-ils autant ? Il faudra poser la question à Pierre Poilievre.

Enfin, ça montre que le gouvernement du Québec, plus serré financièrement avec la santé et l’éducation, n’investit pas autant que le fédéral en logement.

Pour Québec, c’est pratique et politiquement facile de blâmer Ottawa quand ça va mal dans un dossier. Mais dans celui du logement social et abordable, les chiffres montrent que si le fédéral décidait de se retirer du financement, on serait mal pris.

Vu l’état de la crise du logement, on peut aussi conclure que le gouvernement Legault n’investit pas assez dans le logement social et abordable.

Depuis les années 1970, Ottawa a toujours investi davantage que Québec pour construire des logements sociaux et abordables, sauf probablement pendant environ une dizaine d’années.

Dans les années 1970, 1980 et au début des années 1990, Ottawa a financé seul la construction de HLM.

Quand les gouvernements Mulroney et Chrétien ont cessé de construire de nouveaux HLM au nom du retour à l’équilibre budgétaire, le gouvernement du Québec a pris le relais du logement social, en créant AccèsLogis.

Avec la crise du logement au début des années 2000, le fédéral a recommencé à financer le logement social et abordable. Ottawa, qui a une capacité financière plus grande, est vite devenu plus généreux que Québec.

En 2013-2014, le gouvernement du Québec a investi 259 millions pour la construction de logements sociaux et abordables⁠2, et le gouvernement fédéral, 401 millions au Québec. Ottawa assumait alors 61 % de la facture. Vous avez bien lu : le gouvernement Harper investissait alors plus d’argent que le gouvernement du Québec.

Depuis 10 ans, Justin Trudeau a augmenté de façon considérable les investissements fédéraux en logement social et abordable au Québec, même en tenant compte de l’inflation.

Pendant ce temps, le gouvernement du Québec n’augmentait à peu près pas ses investissements en dollars réels.

En dollars réels (en tenant compte de l’inflation), Ottawa a augmenté ses investissements de 86 % en 10 ans, Québec de seulement 13 % en 10 ans. (À Québec, cette période comprend à la fois les gouvernements Couillard et Legault.)

Cela dit, Ottawa a beau investir beaucoup d’argent, ça ne veut pas dire que les programmes fédéraux sont parfaits.

« Depuis 2017, Ottawa investissait des milliards, mais il y avait peu de garanties pour les ménages à plus faible revenu [le logement social] », dit Véronique Laflamme, porte-parole du FRAPRU, un organisme pour le droit au logement. « Il reste beaucoup de milliards fédéraux à dépenser, et trop peu est réservé au logement social à but non lucratif. Dans le dernier budget, on a vu des changements et on a l’impression que le message a été entendu, mais on a hâte de voir les détails des programmes. »

1. Comment on arrive à 958 millions de fonds fédéraux ? Voici les sommes pour 2023-2024 : programmes fédéraux (Fonds d’innovation abordable, Fonds pour le logement abordable, Initiative pour la création rapide de logements) : 443 millions ; ententes historiques Québec-Canada : 272 millions ; entente Québec-Canada de novembre 2023 pour cinq ans : 105 millions ; entente Québec-Canada sur le logement : 138 millions. Nous avons calculé seulement les subventions directes pour des logements sociaux et abordables pour les deux ordres de gouvernement, selon la définition de logement abordable du gouvernement du Québec. Sont exclus du calcul : les prêts offerts par le gouvernement fédéral pour bâtir des logements sociaux (dans le Fonds pour le logement abordable) et l’aide directe (principalement de Québec, mais aussi d’Ottawa) aux locataires pour payer leur loyer.

2. Selon le budget du gouvernement du Québec en 2012-2013

Quelques réactions

Nous avons besoin que tous les niveaux de gouvernement collaborent pour résoudre la crise du logement, et nous sommes fiers de notre partenariat avec le gouvernement du Québec. […] Nous attendons avec impatience de conclure de nouvelles ententes avec le gouvernement du Québec pour construire plus de logements abordables et sociaux pour les Québécois.

Cabinet du ministre fédéral du Logement, Sean Fraser

Tous les acteurs doivent mettre l’épaule à la roue pour construire davantage de logements, et plus rapidement. On veut […] travailler en collaboration [avec Ottawa] pour accélérer la livraison de logements. Ça donne des résultats, on a plus de 23 000 logements financés par nos gouvernements. On va toujours travailler pour que le Québec reçoive sa juste part des investissements fédéraux en habitation, et sans condition.

Cabinet de la ministre responsable de l’Habitation du Québec, France-Élaine Duranceau

Le Québec a les moyens d’en faire plus. Dans les dernières années, on a utilisé de l’argent du fédéral pour livrer des projets déjà annoncés. Québec doit utiliser les fonds fédéraux pour augmenter ses propres objectifs en logement social.

Véronique Laflamme, porte-parole du FRAPRU

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