J’étais à la campagne, récemment, avec ma fille aînée qui avait pris congé, assis devant un feu de camp que nous avions pour mission d’alimenter. Il avait plu la veille et le bois conservait un peu d’humidité. Le feu était poussif, les flammes fatiguées. Les bûches sifflaient comme des bouilloires, bavaient à leur extrémité.

De temps à autre, il fallait nous mettre à genoux pour souffler sur les braises fragiles, qui passaient du gris au rouge vif à l’or, pour revenir aussitôt à l’état de dormance, comme si le feu lui-même n’avait pas envie de brûler.

C’est grâce à un bouleau à moitié mort et pourtant debout que nous avons gagné. Au bout du terrain, rongé à la base par des hordes de champignons, se dressait ce vieil arbre encore fier. Il attendait sans doute qu’un humain le secoue pour offrir ses derniers fruits, de belles grosses branches sèches que nous allions ramasser et jeter dans le brasier.

Dans l’ardeur de la flamme renaissante, l’écorce du bouleau s’est mise à grésiller et rouler de plaisir. Le feu grondait doucement. Les bûches mouillées s’avouaient enfin vaincues. Elles craquaient et crépitaient comme des grains de maïs dans une machine à popcorn. Nos corps se détendaient sous l’effet de la chaleur, le sang affluait dans nos joues. Il a fallu reculer d’un bon mètre pour respirer à l’aise et éviter les tisons qui jaillissaient comme des feux d’artifice.

Il ne fallait pas grand-chose pour être heureux. Deux chaises de camping, du bois, des allumettes et une nuit étoilée. Les yeux fixés sur la flamme, dans le cercle de clarté, nous étions hors d’atteinte : rien ne pouvait nous arriver.

Je me dis parfois que c’est assis devant un feu que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs se sont pour la première fois sentis libres de penser. Sa chaleur lumineuse faisait reculer les frontières de la nuit, tenait le danger à distance, offrait le réconfort qui permettait de laisser voguer l’imagination.

Ses lueurs dansantes projetées sur les parois d’une caverne ou le pourtour d’une clairière réveillaient le monde des ombres et des mystères. Les flammes devenaient un écran mouvant sur lequel chacun pouvait projeter ses angoisses et ses espoirs.

La découverte du feu a mené à la découverte du temps libre. Celui qui permettait de dessiner sur les parois d’une grotte les récits de chasse, de peindre les contours d’une main, d’aligner des symboles et des points. Celui qui permettait à la parole d’échapper à sa fonction utile pour s’ouvrir à la mémoire et à l’imagination. Quelque chose me dit que la littérature est née un soir de pleine lune, devant un feu de joie, quand un membre de la grande famille des hominidés, goûtant enfin au repos, a décidé de raconter à ses compagnons le rêve qu’il avait fait la veille. Un rêve qu’il s’est permis de réinventer à mesure qu’il le décrivait, pour le plus grand bonheur de ses auditeurs.

En regardant la flamme tournoyer, j’ai pensé qu’il ne suffisait pas de ralentir, qu’il fallait renouer avec le sens profond du temps libre. Je parle d’un temps vraiment libre, ne répondant à aucune attente, aucune exigence. Je connais des gens pour qui la pratique d’un sport ou d’un loisir est une forme à peine déguisée de travail. C’est vrai, pendant qu’ils sont dehors ou au gymnase, ils ne sont ni au bureau ni devant leur ordinateur, mais c’est tout comme : leur performance est chronométrée, mesurée, leurs calories sont comptées, leur rendement est comparé, bref, ils se soumettent dans le sport à la même injonction qu’au travail.

Ces gens en quête d’équilibre ne se rendent pas compte que leur temps libre ne l’est pas réellement, qu’ils choisissent des activités « rentables », qui leur permettent d’être encore plus productifs quand le boulot reprend.

Au fond, on peut très bien ralentir sans jamais se sentir libéré. Et les écrivains, je suis bien placé pour le savoir, ne sont pas des modèles en cette matière. Ce sont « des faux travailleurs et des faux vacanciers », comme l’écrivait Roland Barthes. Des gens qui donnent l’impression de disposer librement de leur horaire, alors qu’en vérité, ils sont toujours au travail, l’esprit agité, à l’affût d’une nouvelle idée, d’une nouvelle histoire, se demandant sans cesse si quelque chose ou quelqu’un autour d’eux ne pourrait pas servir pour leur prochain livre, leur prochaine histoire.

J’aime la grande leçon d’Hartmut Rosa à propos de la maladie de notre époque, qui est celle de la vitesse et de l’accélération⁠1. Le temps est ce que nous perdons à force de vouloir en gagner. Mais j’aime aussi me rappeler, avec le philosophe Byung-Chul Han, que je lis en ce moment, ce qu’il convient de faire de tout ce temps perdu et retrouvé : rien. Oui, ne rien faire : « À la contrainte du travail et de la performance, écrit Han, on devra opposer une politique de l’inactivité capable de produire un véritable temps libre. »2 Choisir l’inactivité, c’est apprendre à s’ouvrir à ce qui est là, autour de nous, à se laisser atteindre par l’imprévu, toucher par l’inconnu, à permettre à sa pensée et à son imagination de voguer à leur guise, sans devoir rien attendre ni donner. Le temps vraiment libre est celui qui nous permet d’être plutôt que d’agir.

La flamme qui s’élève vers le ciel nous indique le chemin de la contemplation. Là-haut, les tisons rejoignent les lucioles et les étoiles filantes qui éclairent la nuit de leur lueur fugitive. Dans le silence qui nous unit, ma fille et moi, les yeux tournés vers la splendeur de l’immensité, nous éprouvons la joie d’exister.

1. Il faut tout lire d’Hartmut Rosa, mais je suggère en particulier ce petit bijou : Rendre le monde indisponible, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, La Découverte, 2020.

2. Byung-Chul Han, Vita contemplativa. Ou de l’inactivité, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Actes Sud, 2023, p. 16.

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