Bombe géopolitique ou coup de génie pour la nature ? Un groupe environnemental propose de transformer en aire protégée un territoire que se disputent le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador depuis plus d’un siècle.

Une aire protégée de la taille… de la Belgique.

« On sait que notre proposition va faire réagir, mais on invite les gouvernements du Canada, du Québec et de Terre-Neuve à l’évaluer à son mérite. On a une opportunité de regarder un vieux différend avec une vision moderne qui inclut nos devoirs en termes de protection de l’environnement », dit Alain Branchaud, directeur général de la section québécoise de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec).

L’organisation annoncera officiellement sa proposition ce lundi, dans le cadre d’un appel à projets lancé par le gouvernement du Québec pour créer de nouvelles aires protégées. Le coup d’éclat tombe donc en pleine fête du Canada, ce qui ne manque pas de piquant compte tenu de la nature de la proposition.

Le territoire visé se situe à la frontière du Québec et du Labrador. Si vous regardez des cartes du Québec, vous verrez qu’à l’est, cette frontière peut prendre deux formes. Sur certaines cartes, la démarcation est une ligne droite qui suit le 52e parallèle. Sur d’autres, la frontière est sinueuse : elle suit la ligne de démarcation des eaux entre les bassins hydrographiques du Saint-Laurent et de l’Atlantique.

La première frontière avantage Terre-Neuve-et-Labrador. La seconde, le Québec. Entre les deux se déploie une zone de 29 000 km⁠2, soit environ 61 fois la superficie de l’île de Montréal.

Aux yeux de la SNAP Québec, la beauté de la chose est que le litige interprovincial a contribué à préserver ce territoire sauvage.

« Nous avons fait de doubles et même de triples vérifications. Il n’y a pas de chemins, pas de mines, pas de foresterie », dit M. Branchaud.

CARTE FOURNIE PAR SNAP QUÉBEC

La zone fait toutefois partie des territoires ancestraux d’au moins cinq communautés innues qui se sont sédentarisées au Québec : Uashat mak Mani-utenam, Ekuanithit, Nutashkuan, Unamen Shipu et Pakua Shipi. Les Innus continuent d’y chasser et d’y pratiquer des activités traditionnelles.

On y trouve aussi deux populations de caribous forestiers, un écotype menacé, ainsi que des rivières à saumon. La SNAP Québec souligne que le saumon atlantique est en « fort déclin ».

« Le projet a une valeur écologique assurée », dit M. Branchaud.

C’est en regardant la carte du Québec accompagnant l’appel à projets du gouvernement du Québec que M. Branchaud a eu l’idée de protéger cette zone. Sur cette carte, la frontière entre le Québec et le Labrador est la ligne sinueuse qui avantage le Québec⁠1.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Canada section Québec, Alain Branchaud

Quand on regarde cette carte, la zone contestée est accessible. On peut proposer quelque chose. On s’est dit : allons-y !

Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs du Canada section Québec

La grande question est de savoir quelles réactions suscitera cette proposition.

Jean-Paul Lacasse, professeur émérite à l’Université d’Ottawa, croit que Québec hésitera avant de déclarer une zone protégée en territoire contesté. D’autant plus qu’en 1927, le Conseil privé de Londres a tranché la question et a tracé la frontière en ligne droite qui favorise Terre-Neuve.

L’expert convient que cette décision est particulière parce qu’elle a été prise ultra petita, c’est-à-dire qu’elle allait au-delà des demandes de Terre-Neuve. M. Lacasse observe toutefois que le Québec ne l’a pas systématiquement contestée.

« Le Québec a reconnu cette frontière à plusieurs reprises, mais a prétendu à d’autres occasions qu’il ne la reconnaissait pas », dit-il.

En 1971, M. Lacasse a lui-même participé à une commission sur « l’intégrité du territoire du Québec ». Cette commission avait conclu que le Québec avait peu de recours judiciaires pour contester la frontière avec le Labrador.

Selon lui, le fait que les Innus ont des intérêts dans la région complique l’analyse. Il faut aussi rappeler que Québec et Terre-Neuve-et-Labrador doivent s’entendre sur le renouvellement du fameux contrat de Churchill Falls, qui fournit actuellement de l’hydroélectricité à un prix ridiculement bas au Québec. Le projet d’aire protégée arrive donc dans un contexte politique chargé.

« C’est quasiment un panier de crabes ! s’exclame Jean-Paul Lacasse. Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas intéressant comme idée. Ça peut même contribuer à régler le problème. »

C’est aussi l’avis d’Alain Branchaud. L’écologiste souligne que les communautés autochtones pourraient poursuivre leurs activités sur le territoire si celui-ci est transformé en zone protégée, et que les espèces importantes pour leur culture seraient mieux protégées.

Pour amadouer tant Québec que Terre-Neuve-et-Labrador, M. Branchaud fait une proposition audacieuse : que chaque province comptabilise l’aire protégée dans son bilan provincial. Cela aiderait particulièrement Terre-Neuve, qui n’a encore protégé que 6,9 % de son territoire alors que la cible est de 30 %.

La nouvelle aire protégée l’amènerait d’un coup à 14 %.

N’est-ce pas de la triche ? Selon M. Branchaud, non. Parce que le fédéral, lui, ne compterait pas l’aire protégée en double. Et c’est lui qui doit rendre des comptes à l’international.

La proposition de la SNAP Québec est drôlement audacieuse. À mon avis, la question qu’on doit se poser est simple : défavorise-t-elle quelqu’un ? Si elle permet aux Innus de protéger leur territoire traditionnel tout en aidant le Québec et Terre-Neuve à atteindre leurs objectifs de protection, il me semble qu’on devrait l’étudier au lieu de recourir au vieux réflexe de se braquer les uns contre les autres.

La façon dont on accueillera cette proposition est donc à suivre de près. Parce qu’on peut la voir comme un baromètre de la maturité des débats collectifs qui se tiennent entre différents groupes de la société canadienne.

1. Consultez l’appel à projets sur le site du gouvernement du Québec Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue