Stupeur et tremblements lorsque l’émission de radio Tout peut arriver m’a invitée, il y a quelques mois de cela, à répondre au « questionnaire de l’indignée ». Inspiré par Indignez-vous !, le pamphlet au succès retentissant de Stéphane Hessel, le questionnaire demande à l’invitée de réfléchir au concept d’indignation en répondant à diverses interrogations – votre première rencontre avec le sentiment d’indignation ? Qu’est-ce qui vous ferait descendre dans la rue aujourd’hui ? À qui écririez-vous une lettre de bêtises ?

Stupeur d’abord, puisqu’il me semble qu’il y a dans notre petit milieu quantité de voix plus vibrantes et plus engagées que la mienne, qui donne rarement dans le clair registre de l’indignation pure.

Tremblements, ensuite, parce que le territoire idéologique occupé par ce sentiment m’intimide. Je ne m’y sens pas chez moi, et j’ai l’impression que, comme plusieurs, je le fréquente souvent en touriste.

Comme si nous allions nous indigner un bon coup de temps en temps, à propos de ceci ou de cela, avant de rentrer dans nos confortables terres, la conscience tranquille. Une habitude qui me semble moralement un peu répugnante et qui rend la distinction entre véritable engagement et simple étalage de vertu difficile à faire. Et puis n’y a-t-il pas quelque chose de fondamentalement déconcertant à entendre des Occidentaux s’obstiner à grands coups de tweets et de chroniques à propos de ce qui constituerait une réaction adéquate au massacre des Gazaouis ?

Il règne aussi dans bien des milieux (j’ai envie d’écrire « des générations », mais je me retiens de ne pas tomber dans ce panneau) une grande confusion entre le sentiment d’indignation et celui de se sentir offensé, ce qui a engendré, en retour, un étrange écosystème d’indignation performative dans lequel on s’offense du fait que d’autres soient offensés. Cercle vicieux dont les principaux acteurs semblent tous complètement aveugles au fait qu’ils pratiquent exactement ce qu’ils dénoncent en hurlant contre le manque de nuance, l’intolérance et la crise-de-baconite aiguë des autres.

Bref, un territoire inquiétant, un vrai champ de mines, en fait, où la moindre opinion risque de vous sauter en pleine face, oblitérant du coup toute possibilité de discussion constructive et de saine collaboration. Je ne sais pas trop, pour ma part, comment habiter décemment ces terres où chaque bémol est vu comme une trahison et où toute tentative de nuancer ou même de débattre peut déclencher de stridents appels à l’annulation sociale ou au discrédit public.

Je me doute bien que je ne suis pas la seule à me tenir là, dans ce silence un peu lâche, à me demander : comment avancer, collectivement, si nous occupons nos forces vives à nous indigner de l’indignation des autres ?

Dans mes mauvais jours, je soupçonne cette ambiance délétère, où suffoquent les idées et l’esprit de communauté, de faire l’affaire de quelques-uns. Dans mes mauvais jours, je me dis que quelqu’un, quelque part, est bien content que nous soyons tous occupés à nous crier des noms sur les réseaux sociaux et jusque dans les pages de nos quotidiens, où la bienveillance a récemment été qualifiée de « gnan gnan ».

À la question « quel politicien vous horripile ? », soulevée à Tout peut arriver, je ne savais pas trop quoi répondre. La liste pouvait être longue – après tout, l’exercice du pouvoir n’est-il pas une expression polie pour décrire l’érosion successive des idéaux et une forme systématique de compromission ? M’est alors revenue en tête ma théorie des mauvais jours : on doit être soulagé, quand on gouverne à grands coups de manœuvres électoralistes et dans l’intérêt d’un petit groupe aveuglé par l’idée d’un « rayonnement économique », que ceux qui votent soient occupés ailleurs, à trépigner et à lever le poing à propos de tout et de rien. On doit se dire « chut, n’attirons surtout pas leur attention sur ce qui passe vraiment. Mieux encore, continuons d’alimenter leurs petites chicanes ».

On doit nous aimer très peu pour penser comme ça.

On doit nous considérer et nous étudier, chercher à nous flatter dans le sens du poil quand il le faut, mais je ne crois pas que ceux qui nous gouvernent font ce qu’ils font par amour. Ni pour le peuple, ni pour le territoire, ni pour notre avenir qui, contrairement à ce que ces tristes sires voudraient nous faire croire, n’est pas affaire de logique comptable ni de filière batterie.

Je repose donc ma question précédente, mais autrement : où peut-on espérer se rendre, quand on est à ce point pauvre d’amour ? Est-il trop tard pour rêver de politiciens qui nous chérissent ? Est-ce trop naïf d’espérer des décideurs qui seraient émus par leurs électeurs ? Qui, chaque matin, se rendraient au travail en étant bouleversés par la résilience des habitants et par la beauté du territoire ? Imaginons, deux minutes, un monde où le pouvoir est entre des mains aimantes, généreuses et courageuses. Un monde où nous irions quelque part, ensemble.

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