L’idéologie […] fournit la théorie qui lui permet de blanchir ses actes à ses propres yeux comme à ceux des autres. Ainsi a-t-on vu les inquisiteurs s’appuyer sur le christianisme, les conquérants sur la grandeur de leur patrie, les colonisateurs sur l’idée de civilisation, les nazis sur la race, les jacobins et les bolcheviques sur l’égalité, la fraternité et le bonheur des générations futures

Soljenitsyne, L’archipel du Goulag

Quand on milite pour une cause, quand on fait de la politique, on défend une certaine vision du monde, une certaine idéologie, et c’est bien. Le problème survient quand cette idéologie devient plus importante que les faits, que la réalité, que la science… car toujours, le réel se venge.

Pour des raisons purement idéologiques, Pierre Poilievre ne mettra pas un sou dans le projet de tramway de Québec. Le chef conservateur devient donc un adversaire des automobilistes de Québec pris dans la circulation, car dans la réalité, ce sont les transports en commun qui permettent de lutter efficacement contre la congestion routière.

Pour des raisons purement idéologiques, Justin Trudeau a refusé pendant des années de parler de « capacité d’accueil » des immigrants. Le chef libéral est donc devenu, dans les faits, responsable des mauvaises conditions dans lesquelles les nouveaux arrivants sont accueillis au Canada1. Dans le réel, pour accueillir quelqu’un chez soi, il faut avoir la « capacité » de le faire.

La déréglementation, donc l’idéologie du laisser-faire, est l’une des causes de la crise financière de 2008, l’une des causes du drame de Lac-Mégantic et la cause de nombreuses catastrophes environnementales. Aujourd’hui, Éric Duhaime prétend sans rire qu’en matière de logement, la déréglementation est une solution2, alors que le libre marché n’a jamais réussi à répondre à la demande des plus démunis, il n’a jamais protégé les locataires et il a généralisé l’étalement urbain et les constructions bas de gamme.

En matière de gestion de l’État, un idéologue est un danger public.

La voie de l’idéologue est aussi la voie de la paresse. Plus besoin de réfléchir. En décembre dernier, Vincent Brousseau-Pouliot a rapporté les résultats d’une fascinante étude de 2003 faite à l’Université Yale. Un professeur a demandé à ses étudiants les plus progressistes de choisir entre deux programmes d’aide pour les familles pauvres. Les étudiants ont évidemment suivi leurs convictions et choisi le programme d’aide le plus généreux. Le professeur a ensuite introduit une nouvelle variable : le Parti démocrate appuyait le programme le moins généreux, et le Parti républicain le programme qui l’était le plus. Les étudiants ont changé d’idée et choisi d’appuyer le programme le moins généreux… parce qu’il était appuyé par le Parti démocrate⁠3. L’idéologue, quand il cesse de réfléchir, peut nuire à sa propre cause.

Pour Raymond Aron, la fermeté de l’idéologue exprime moins le courage que la lâcheté. Facile de faire de la morale plutôt que de la politique (Trudeau). Facile de proposer des solutions simples à des problèmes complexes (Duhaime). Facile de dire aux gens ce qu’ils veulent entendre (Poilievre). Plus difficile de nuancer, d’expliquer, d’avouer ne pas tout savoir. Pour Aron, il y aurait même un certain « héroïsme de l’incertitude4 ».

Le chef-d’œuvre de George Orwell 1984 dépeint un monde où l’idéologie a tout emporté. Dans le discours public, le réel n’existe plus. « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Dans cet univers, « l’hérésie des hérésies est le sens commun ». Le sens commun, chez nous, serait de reconnaître qu’ajouter des infrastructures routières ne règle pas les problèmes de congestion. Ce serait de reconnaître que l’augmentation brutale de la population a nécessairement un effet sur la crise du logement. Ce serait reconnaître qu’en matière de logement, le libre marché absolu a des effets pervers considérables.

Redisons-le : en matière de gestion de l’État, un idéologue est un danger public.

1. Lisez la chronique de Francis Vailles « Le boom d’immigrants secoue le marché » 2. Lisez l’article « Crise du logement : la déréglementation est la “seule solution”, croit Éric Duhaime » 3. Lisez la chronique de Vincent Brousseau-Pouliot « Polarisation : j’espère que Justin Trudeau a raison… »

4. Jean Birnbaum, Le courage de la nuance, Éditions du Seuil, 2021, 138 pages

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