À la section Dialogue, vous le savez, nous nous intéressons au dialogue sous toutes ses formes.

Or, un échange bien particulier se déroule actuellement entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. La première a ouvert les hostilités en envoyant des centaines de ballons remplis de fumier, de mégots de cigarettes et de détritus vers la Corée du Sud.

Celle-ci a répliqué en braquant des haut-parleurs géants vers son voisin du Nord, une vieille pratique ressortie des boules à mites. On y diffuse de la propagande, mais aussi de la K-pop à plein volume – dont les succès Butter et Dynamite du groupe BTS, s’il faut en croire les agences de presse⁠1.

Depuis, les deux Corées se querellent ainsi à coups de ballons et de décibels. Des citoyens sud-coréens s’y sont mis en envoyant vers le Nord des ballons remplis de tracts, de dollars américains et de clés USB contenant de la musique et des séries télé sud-coréennes.

La situation attire d’autant plus l’attention que Vladimir Poutine a rendu visite au dictateur nord-coréen Kim Jong-un cette semaine. Et que la Corée du Sud a tiré des coups de semonce pour protester contre une intrusion (apparemment accidentelle) de soldats nord-coréens dans la zone frontalière.

PHOTO AHN YOUNG-JOON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Des manifestants sud-coréens préparent des tracts et des affiches de propagande à l’intention de leurs voisins du Nord.

Des ballons remplis de fumier ? Des chansons utilisées comme armes de guerre ? C’est pour le moins intrigant et déconcertant. J’ai voulu comprendre.

J’ai joint à Tokyo Benoit Hardy-Chartrand, chargé de cours au campus japonais de la Temple University et l’un des Québécois qui connaissent le mieux la Corée du Nord.

Les ballons et la musique seraient-ils une façon pour chaque pays de manifester son mécontentement sans s’envoyer des missiles sur la tête ? Un genre de soupape permettant d’évacuer la frustration sans provoquer de conséquences trop graves ? L’expert n’est pas convaincu par ma théorie.

« On veut envoyer des messages de part et d’autre, mais je ne vois pas vraiment ça comme une manière d’évacuer des tensions », dit-il.

Difficile, analyse l’expert, de savoir exactement ce qui se passe dans la tête d’un dictateur comme Kim Jong-un lorsqu’il décide de provoquer ainsi son voisin du Sud.

« L’idée est simplement de déranger les gens au Sud », estime-t-il.

Il rappelle que de telles provocations existent depuis la guerre de Corée, dans les années 1950.

« Les ballons, par exemple, ça dure depuis des décennies – même si le fait qu’ils soient remplis de fumier et de détritus est nouveau », illustre-t-il.

Il est facile de sourire devant les actes étranges de la Corée du Nord. Surtout qu’avec son visage poupin et sa coupe de cheveux excentrique, le dirigeant Kim Jong-un peut sembler inoffensif. C’est pourtant tout le contraire et il faut rappeler qu’il dirige l’une des pires dictatures de la planète. Travail forcé, arrestations et détentions arbitraires, insécurité alimentaire : Amnistie internationale brosse un sombre portrait du régime, qui détient par ailleurs l’arme atomique⁠2.

Ce qui est plus étonnant à mes yeux est de voir la Corée du Sud, une démocratie, renchérir. Si c’était mon enfant, je lui conseillerais d’ignorer les provocations jusqu’à ce que l’autre se lasse.

Benoit Hardy-Chartrand explique que l’ancien président Moon Jae-in, plus progressiste sur le spectre politique, réagissait exactement ainsi.

« Il avait même interdit aux groupes de militants du Sud d’envoyer des ballons vers le Nord. Il craignait que ça mène à une escalade des tensions. Traditionnellement, en Corée du Sud, la gauche a toujours prôné un rapprochement – ou à tout le moins des relations plus stables, un certain engagement diplomatique avec le Nord », dit l’expert.

Les conservateurs sont plus prompts à répondre et adoptent généralement une approche plus musclée, une tendance qu’incarne le président actuel, Yoon Suk-yeol.

PHOTO LEE JIN-MAN, FOURNIE PAR REUTERS

Yoon Suk-yeol, président de la Corée du Sud

« On veut dire au Nord : arrêtez vos niaiseries, arrêtez vos sottises. On ne se laissera pas faire », interprète Benoit Hardy-Chartrand.

Mais pourquoi diable choisir de diffuser de la K-pop vers la Corée du Nord ? Mes propres enfants ont eu une phase pendant laquelle ils ont écouté ce type de musique trop fort et en boucle. Je sais à quel point ça peut sérieusement user les nerfs. Mais comparativement aux tortures qu’endurent les Nord-Coréens…

M. Hardy-Chartrand explique que la K-pop symbolise la modernité et la liberté dont les Nord-Coréens ne peuvent jouir.

Plus les Nord-Coréens s’intéressent à la culture du Sud, que ce soit la musique ou les séries dramatiques, plus ça vient endommager l’édifice de propagande du Nord.

Benoit Hardy-Chartrand, Temple University

L’expert estime qu’à ce petit jeu de propagande, le régime nord-coréen a d’ailleurs beaucoup plus à perdre que son voisin du Sud puisqu’il tente de protéger ses citoyens de toute influence extérieure.

Après la première pluie de ballons, au début de juin, la Corée du Sud a annoncé qu’elle suspendait une entente militaire signée en 2018 et qui visait à diminuer les tensions à la frontière.

Benoit Hardy-Chartrand observe que, pour l’instant, cela ne semble pas conduire à une escalade militaire.

« Il n’y a pas de mouvements de troupes, il n’y a pas de mobilisation apparente au Nord. On dirait que ça va rester à ce niveau-là », dit-il.

Souhaitons-le. Car chacun sait que picosser son voisin est un jeu qui peut mal finir – même si ça peut sembler bien drôle au départ.

1. Consultez un article d’ABC News (en anglais) 2. Consultez un rapport d’Amnistie internationale sur la Corée du Nord Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue