Dans Le Petit Robert, la première définition du mot « sérieux » est : « qui prend en considération ce qui mérite de l’être ».

C’est une belle définition, pleine de sens et de profondeur, avec le mot « considération » qui vient ajouter une teinte de respect au verbe « prendre », dans lequel j’entends une pointe de tendresse. Il y a de la lenteur aussi, de la bonne lenteur qui prend son temps, celui d’accorder sa pleine attention, de regarder vraiment. Ça fait vieille école, en 2024, « prendre en considération », c’est limite un peu subversif, mais c’est aussi passablement consensuel : personne n’irait s’élever contre l’idée de bien voir et de bien apprécier ce qui mérite de l’être.

Mais voilà justement où ça se corse. Comment déterminer ce qui est méritoire et ce qui ne l’est pas ? C’est une question que je me pose chaque semaine, lorsque le temps vient d’écrire cette chronique. Je prends la chose au sérieux, justement, mais j’ai assez vécu pour savoir que ce qui m’interpelle et me semble d’emblée mériter ma considération n’est pas nécessairement fascinant aux yeux de tous. Je me rends bien compte, aussi, du fait que la talle de mes intérêts est somme toute plutôt limitée – j’ai beau essayer d’élargir mes horizons, je zyeute inévitablement le bord des rivières, les branches nues des arbres morts et les liens ténus qui se tissent entre l’humain et la nature.

C’est peut-être un truc de vieux, un glissement qui se produit chez plusieurs avec les années, mais j’entends des leçons dans le bruissement d’ailes d’un héron qui s’envole, je devine une vérité dans le va-et-vient des castors et l’immobilité du renard à l’affût.

Je soupçonne aussi que ces leçons et ces vérités ne résident pas tant dans la plume de l’oiseau ou l’affairement des mammifères, mais dans le temps passé à les regarder, cette brèche de pur présent par où l’on peut s’échapper un peu de nous-mêmes.

Voilà sans doute pourquoi je reviens inévitablement vers les petits chats trouvés et les poules venues d’on ne sait trop où, vers les ratons orphelins qui habitent le petit bois d’à côté et dont s’occupe une main invisible (« Attention aux bébés orphelins ! », disait le panneau apparu un matin. « Gardez vos chiens en laisse (temporairement), merci »), vers la générosité désintéressée des gens envers les bêtes.

Mais je me doute bien que ma talle est plutôt restreinte, qu’il existe, loin d’elle, mille autres vérités à prendre elles aussi au sérieux – le monde a tant besoin d’être pris au sérieux. Alors je cherche d’autres sujets, je furète un peu, je fais de petites incursions là où poussent d’autres liens, d’autres branches susceptibles de mener à l’idée que quelque part, nous sommes tous connectés.

Bref, j’aspire à la diversification, mais voilà : ma belle-sœur a apprivoisé un bébé corbeau. Ce n’était pas délibéré, elle n’oserait jamais se mêler des affaires de la nature sans y être invitée. S’il y a quelqu’un qui aime et qui respecte ce qui pousse et respire autour de nous, c’est bien elle.

Mais quand un petit corbeau est tombé prématurément du nid sur son terrain, elle était là, avec son immense amour pour tout ce qui vit, et ses enviables connaissances en matière d’ornithologie de première ligne.

Elle n’a pas amené le corbeau dans la maison, comme l’auraient fait d’autres personnes ayant toujours rêvé de devenir l’humain le plus cool de l’univers en traversant la vie avec un grand corbeau sur l’épaule (comme, si je prends un exemple au hasard, moi). Elle savait que les corbeaux sont parmi les meilleurs parents du monde aviaire et que, pour reprendre ses mots, « le sol fait partie de leur apprentissage ». Elle s’est simplement assurée que le petit était en santé, protégé des prédateurs et adéquatement nourri, complémentant son régime en lui donnant avec des petites pincettes des jaunes d’œufs ou une moulée préparée par ses soins.

Dans les petites vidéos qu’elle m’envoie, on l’entend appeler « Garçon ! », et une petite boule hirsute arrive en sautillant et en croassant, c’est d’une beauté à tout casser. Le choix de nom s’était imposé tout seul, parce qu’on dit « un » corbeau, mais un des enfants a suggéré « Madame Garçon », au cas où.

Depuis, Madame Garçon a réintégré le noyau familial, et grandi près de ses parents et de ses frères et sœurs, qui sont descendus du nid eux aussi. Il ou elle appartient à la nature, à la grande sauvagerie qu’on devine dans son œil encore bleu. Mais nous habitons le même univers, et Madame Garçon, comme les gestes patients de ma belle-sœur, nous invite à considérer qu’une partie de l’essentiel est peut-être là, dans ces petits moments de connexion qui nous le rappellent. Alors j’écris sur Madame Garçon, avec tout le sérieux du monde.

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