« T’as des couilles, mon grand ! Tu t’es payé un maudit exorcisme ! »

Jean-Philippe Pleau, ton père, Jean-Pierre, comme le mien, aurait été capable de prononcer la première phrase. Facile. Mais pas sûr pour la deuxième, parce qu’ils ne savaient peut-être pas ce que le dernier mot voulait dire…

Exercice ? Exorcice ? Exercisme ? Exorcisme ! « Y doit ben en exister un autre plus simple, un mot, maudite marde ! »

Des itinéraires qui ont une ressemblance entre les rues Duplessis et Hallé.

Duplessis, c’était la tienne, la rue à Drummondville où tu as été élevé, la source de tes stigmates, et de ton livre : Rue Duplessis : ma petite noirceur.

L’histoire de ta « déchirure sociale », ta vie dans une famille ouvrière dont tu dis qu’elle n’était pas équipée économiquement et culturellement. Ce qui fait qu’aujourd’hui, tentant de conjuguer ton passé et ta réussite comme animateur à Radio-Canada, tu te sens « le cul entre deux chaises ».

La mienne, ma rue, c’était Hallé. Celle de l’époque, à Duberger, à Québec, le même quartier sur lequel tu écris qu’habitaient ton grand-père, et ton père, enfant, au 1922, Place-Coté.

Je vivais tout proche, dans le Domaine-Saint-Charles. Ou autrement appelé les « Poulaillers », comme nous ridiculisaient les snobs du Parc, ceux qui vivaient dans des bungalows, dans le cœur de Duberger, autour de l’église, plus loin.

Ils parlaient probablement ainsi des Poulaillers parce qu’on y vivait les uns par-dessus les autres, dans des logements du genre habitations à loyers modiques. Modiques parce qu’y résidaient un bon nombre de bénéficiaires de l’aide sociale, en effet.

Jean-Phillippe, tu es un sociologue qui a étudié à l’Université Laval. Pareil pour moi, copié-collé. Même si j’ai pratiquement fait entrer les premiers livres à la maison, mes parents valorisaient les études.

PHOTO FOURNIE PAR LE FONDS MINISTÈRE DES COMMUNICATIONS, BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC

Les « Poulaillers » dans Duberger, en 1974

Cela dit, tu as un doctorat, alors que je suis sous-scolarisé, seulement un bac. J’attends l’honoris causa pour me raplomber l’estime.

Alors, dans notre langage, une monographie sur les Poulaillers de ces années-là et c’était réglé, ne cherchez plus ailleurs, tout est là chers étudiants ! Ce lieu était un abécédaire des cours en service social. Un concentré de cas – peu de travers sociaux n’y existaient pas dans mes années.

Je ne veux pas diminuer la rue Duplessis, mais on était durs à battre. Des Poulaillers de mon temps, j’en déduirais que plus de gars ont fréquenté la prison que l’université.

Je me souviens des gangs de Québec-Ouest (aujourd’hui le quartier Vanier) qui arrivaient en char pour se battre avec les gars des Poulaillers. Pas d’armes à feu, c’était trou de cul, ça ! Seulement des couteaux, ou des coups-de-poing américains. Des gladiateurs !

Ton père travaillait dans une imprimerie, le mien était mécanicien. Mes deux parents savaient lire toutefois, et compter, même s’ils n’avaient pas terminé leur primaire.

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Scène de vie quotidienne dans le quartier Duberger de Québec, en 1974

Ils ont longtemps eu peur, autant que les tiens, de ne pas « arriver » financièrement.

On est devenus membres de la classe dite moyenne quand nous avons quitté les Poulaillers, et qu’ils ont acquis le symbole parfait de cette nouvelle aristocratie lambda : le fameux plain-pied.

Selon tes critères, j’ai l’impression d’être aussi quelque part un « transfuge de classe », et membre d’une « communauté d’immigrés de l’intérieur qui s’ignore », comme tu l’expliques dans ton livre.

Et ce n’est pas de l’autoflagellation d’en parler, ça vaut juste la peine de tenter d’être utile pour la suite du monde.

Tu parles de tes complexes acquis. On pourrait en discuter. C’est viral, ces maudites cochonneries-là ! Ça se propage, et les meilleurs vecteurs sont nos créateurs, à leur corps défendant.

Mais je considère avoir été plus chanceux que toi, au total : moins de symptômes persistants, plutôt des cicatrices. J’ai pas mal réussi à dompter les coups de boules qui fessent dans le quant-à-soi. J’ai atteint un équilibre pas pire du tout, pas la sérénité absolue (le nirvana, ça n’existe pas, de la boulechite), mais le bonheur, oui, ça c’est certain.

Il faut que je te dise, le 115, Saint-Vallier Ouest, toujours à Québec, la taverne Chez Ti-Mile, où tu écris que ton grand-père René buvait ses payes : elle fait partie de nos légendes.

À un moment donné, une mutation s’est produite pour plusieurs, vers le Bar aux Lièvres, à Duberger, et on a beaucoup fréquenté le lieu, mes chums et moi : de l’atavisme.

PHOTO FOURNIE PAR RÉGIS LABEAUME

Régis Labeaume, à droite, en compagnie de son ami Daniel Lavoie, au Bar aux Lièvres, au milieu des années 1970

Pour certains, l’amitié qui y régnait les raccrochait à la vie par la peau des dents. Mais avec le temps, ce ne fut pas suffisant, et quelques gars d’à peu près notre âge se sont effacés eux-mêmes de la planète.

Une maudite tristesse.

Autrement, plus personne ne se souvient des Poulaillers d’il y a plus de 50 ans, où j’ai vécu une enfance très heureuse, par ailleurs. Le portrait a aujourd’hui dramatiquement changé, et il fait très bon y vivre. Quant au Bar aux Lièvres, il n’existe plus, mais on le regrette encore.

J’avais le goût de t’écrire ça, Jean-Philippe Pleau. Par solidarité, pour te rappeler que tu n’es pas seul dans ton cas. Mais tu le savais. Mais surtout pour te remercier, et te dire que tu as du chien dans le corps d’avoir osé te raconter, de te mettre tout nu psychologiquement.

Ton livre est salvateur, JeePee, comme t’appelait ton papa.

Et c’est vrai, à Québec, quand on était d’la Basse-Ville, on n’était pas d’la Haute-Ville ! Mais on vibrait, en bas de la côte.

Ah oui, une dernière chose concernant les Poulaillers. À mes premières implications en politique, il y a longtemps, j’ai donné un coup de pied au cul au passé, j’ai participé fort à les transformer en coopératives d’habitations.

De la dignité dans les Poulaillers, es… !

Rue Duplessis : ma petite noirceur

Rue Duplessis : ma petite noirceur

Lux

328 pages

Entre nous

Enfin un dossier important qui traverse les deux rives à Québec : la restauration du pont de Québec. Pas mal mieux que le troisième lien ! On doit en attribuer tout le mérite à un homme trop discret  : Yvon Charest, l’ex-président de l’Industrielle Alliance, et porteur bénévole du dossier depuis quelques années. Actuaire, M. Charest a persisté parce qu’il connaît la valeur du temps. Mais aussi parce qu’il possède, comme Bob Chicoine, dans Les Boys, « la dureté du mental ». Il faut aussi remercier les élus fédéraux qui ont réussi à vaincre la machine bureaucratique.

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