À l’occasion, Dialogue offre un espace à une personnalité pour lui permettre de faire connaître son point de vue sur un enjeu ou une question qui nous touche tous. Aujourd’hui, la journaliste Noémi Mercier revient sur le sexisme persistant dans l’industrie de la construction, et réclame des mesures pour y mettre fin.

L’industrie de la construction du Québec est gangrenée par le sexisme. L’État est son plus gros donneur d’ouvrage. Qu’attend-il pour intervenir ?

Le gouvernement Legault s’est lancé dans des réformes d’envergure pour dépoussiérer le secteur de la construction, au moment où démarre une période d’investissement sans précédent dans les infrastructures publiques du Québec. Les mots d’ordre : agilité, rapidité, productivité !

Mais il y a autre chose que le gouvernement pourrait faire pour amener l’industrie dans la modernité : intervenir, enfin, pour la forcer à corriger le sexisme qui l’imprègne.

Sur le plan de l’équité, cette industrie est un dinosaure. Un bastion du machisme qui demeure remarquablement hostile à la présence des femmes, et qui le leur fait sentir par des formes de discrimination et de harcèlement dignes d’un autre siècle. Les plus récents rapports sur le sujet décrivent une culture de gros bras où les femmes sont trop souvent traitées comme des intruses, des inférieures ou des objets⁠1.

Or, la montagne d’argent public que Québec s’apprête à investir dans des travaux majeurs a le potentiel d’être non seulement un puissant moteur pour l’économie, mais aussi un extraordinaire levier pour l’égalité des sexes.

L’État pourrait faire en sorte que les grands chantiers qu’il finance donnent l’exemple – que les travailleuses aient un accès équitable aux emplois qui y seront créés, et qu’elles aient l’assurance qu’elles y seront traitées dignement. La base, quoi ! Mais on ne peut plus se fier à la seule bonne volonté des entrepreneurs pour que ça se concrétise. Après des décennies de tergiversations, il serait peut-être temps de sévir.

C’est ce que font d’autres gouvernements dans le monde. Dans quelques jours, l’État de Victoria, en Australie, va serrer la vis aux entreprises qui soumissionnent aux contrats publics de construction. Désormais, les gros projets seront réservés aux entrepreneurs qui confieront à des femmes une proportion minimale des heures de travail sur le chantier⁠2. En plus d’atteindre ces seuils, ils devront suivre un programme de redressement extrêmement précis pour enrayer toute forme de discrimination envers les femmes, non seulement le temps du projet en question, mais dans l’ensemble de leur organisation.

À partir du 1er juillet, ceux qui manquent à ces engagements s’exposeront à des sanctions.

D’autres États et territoires australiens ont emboîté le pas. L’un d’eux (le Territoire de la capitale australienne) a commencé à tester différentes approches : pour le chantier d’une nouvelle école primaire, il a exigé que l’équipe de gestion soit 100 % féminine et que tous les sous-traitants embauchent au moins une femme. Pour le nouveau campus d’un collège, il a obtenu que les femmes forment au moins 15 % de la main-d’œuvre.

Les pouvoirs publics australiens font le pari qu’en utilisant ainsi leur énorme pouvoir d’achat, ils pousseront leurs fournisseurs à adopter des façons de faire plus inclusives – et transformeront par le fait même l’un des secteurs les plus inégalitaires de leur économie.

Le plus fascinant dans l’histoire, c’est que le Québec lui-même possède un programme comparable depuis 36 ans déjà.

Depuis 1988, les grandes entreprises qui font affaire avec le gouvernement doivent prouver qu’elles font des efforts pour remédier aux injustices dont sont victimes certains groupes sur le marché du travail : les femmes, les Autochtones, les minorités visibles et (depuis 2009) les personnes handicapées. Elles doivent adopter des objectifs chiffrés pour augmenter la représentation de chaque groupe et prendre des moyens concrets pour rectifier leurs pratiques discriminatoires, sous peine de se voir exclues de futurs contrats et subventions.

C’est ce qu’on appelle le Programme d’obligation contractuelle : il s’applique à toutes les entreprises de plus de 100 employés qui remportent un contrat ou une subvention d’au moins 100 000 $ du gouvernement québécois.

Toutes… ou presque. Une industrie en est exemptée : celle de la construction !

Incroyable mais vrai : l’industrie qui aurait sans doute le plus besoin d’un tel coup de pied au derrière est la seule qui en soit dispensée.

L’idée d’y assujettir le secteur de la construction a pourtant été envisagée dès le milieu des années 1980, comme le relate la chercheuse Laurence Hamel-Roy dans un mémoire⁠3. À l’époque, on a jugé que le bassin de main-d’œuvre féminine était trop petit pour le justifier. En 1997, quand la Commission de la construction du Québec s’est munie d’un premier Programme d’accès à l’égalité des femmes (PAEF), il était prévu qu’on force les entreprises d’au moins 10 employés à embaucher des travailleuses. On a finalement préféré miser sur la sensibilisation plutôt que la contrainte. En 2015, la deuxième mouture du PAEF prévoyait, à nouveau, que les entrepreneurs aient l’obligation de mieux intégrer les femmes lorsqu’ils décrochent des contrats publics. Ça ne s’est jamais produit.

Chaque fois que les pouvoirs publics ont eu l’occasion de donner un coup de barre à l’industrie, ils ont battu en retraite.

Au cours des dernières semaines, dans le cadre de l’étude des projets de loi 51 et 62, plusieurs organisations ont une fois de plus réclamé que les contrats publics de construction imposent des exigences en matière d’inclusion des femmes – notamment la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le Conseil du statut de la femme, les cinq associations syndicales de l’industrie4. Peine perdue.

Certains trouveront peut-être le moment mal choisi pour ajouter à la charge des entrepreneurs, au moment où ceux-ci boudent les appels d’offres publics et se plaignent d’une réglementation trop lourde. Pour ma part, je digère mal que depuis presque 40 ans, le respect des droits fondamentaux des travailleuses soit subordonné aux impératifs de productivité. À plus forte raison sur des chantiers financés par les contribuables, dans une société qui aime claironner son attachement à l’égalité entre les femmes et les hommes.

En terrain hostile

Les femmes ne représentent que 3,8 % du personnel sur les chantiers de construction québécois. C’est moins que chez les pompiers ou dans les métiers de combat des Forces armées ! Vrai, moins de filles que de garçons s’intéressent à une carrière dans le domaine. Mais ça n’explique pas tout. Encore aujourd’hui, il est connu que certains patrons refusent ouvertement d’embaucher des femmes. D’ailleurs, 84 % des entreprises de la construction n’en emploient aucune. Les travailleuses qui parviennent à se tailler une place sur les chantiers se retrouvent souvent en terrain inhospitalier : 35 % d’entre elles disent avoir vécu de la discrimination en raison de leur sexe ou de leur origine (contre 6 % des hommes) et 22 % ont subi de l’intimidation ou du harcèlement (contre 15 % de leurs confrères). Si elles osent s’en plaindre, elles courent le risque d’être ostracisées ou carrément mises à pied. Ainsi, bien qu’il existe des mesures pour faciliter l’accès des femmes à l’industrie – elles ont constitué 10 % des nouveaux venus en 2023, un record –, ça ne suffit pas à les retenir. Après un an, une travailleuse sur cinq aura déjà quitté le milieu ; après cinq ans, une sur deux l’aura déserté (13 % des hommes partent après un an, 32 % au bout de cinq).

Sources : Commission de la construction du Québec, Action travail des femmes

1. Lisez le rapport Typologie des violences à caractère sexiste et sexuel dans l’industrie de la construction et de leurs impacts sur le maintien en emploi des femmes 1. Lisez le rapport Maintien et stabilisation des travailleuses de la construction au Québec : une industrie à la croisée des chemins

2. La politique s’étend à tout contrat public de construction d’une valeur d’au moins 20 millions de dollars australiens (18 millions de dollars canadiens). Pour chacun des métiers impliqués sur le chantier, 3 % des heures de travail doivent être allouées à des femmes. Pour chaque poste de gestion, c’est 35 %. Et 4 % du nombre total d’heures prévues pour le projet doit être attribué à des femmes apprenties ou en formation. Ces cibles seront révisées à la hausse au fil des ans.

2. Lisez la page Building Equality Policy sur le site du gouvernement australien (en anglais) 3. Lisez le mémoire de Laurence Hamel-Roy 4. Lisez le texte « Des mesures de diversité qui tombent à plat et rien de plus pour les femmes avec le PL51 » dans Le Devoir Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue