(Québec) Ce n’est pas pour rien que Stéphane Lemire a reçu un bâton de pèlerin en cadeau. Une « canne » de pèlerin, pour être plus exact. C’est le symbole parfait pour montrer tout le chemin que le médecin a parcouru depuis le lancement de sa Fondation AGES, il y a 10 ans.

Il fallait drôlement y croire pour quitter un poste de gériatre à l’hôpital, afin d’inventer une formule de gériatrie sociale qui irait au-devant des besoins des aînés.

Le DLemire se disait : « Je suis sorti de l’hôpital. Asteure, il faut que je sorte la gériatrie de l’hôpital aussi. Il faut que je cherche comment faire. Est-ce que je peux chercher chez vous ? », raconte Michel Hamelin, assis à la table de la salle commune du Service amical Basse-Ville, dont il préside le conseil.

Un gériatre qui tombe du ciel ? Incroyable !

L’organisme du quartier Saint-Roch lui a ouvert ses portes. Stéphane Lemire y a été chauffeur. Il a livré de la popote. Il a rencontré des aînés dans toutes sortes d’activités.

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Le Dr Stéphane Lemire, président fondateur de la Fondation AGES. Le centre de santé communautaire vise à améliorer la santé globale et la qualité de vie des aînés par le développement de la gériatrie sociale.

Ce qu’il cherchait, c’était une façon de permettre aux aînés de rester à domicile, comme Mme Gordon, 93 ans, qui était sa voisine lorsqu’il étudiait à Londres. Avec des services, elle se débrouillait toute seule, malgré des problèmes cognitifs sévères.

« Mon rêve, c’est que toutes les Mmes Gordon du Québec – donc, toutes les Mmes Tremblay – puissent rester chez elles », m’explique le médecin.

La formule de gériatrie sociale que Stéphane Lemire a mise au point repose sur le repérage des signes anormaux de vieillissement et la coordination des services. L’objectif est d’agir dans la communauté, en amont des structures institutionnelles.

Avec l’âge, les gens mettent tout et rien sur le dos du vieillissement. Aussitôt que ça va moins bien, ils se disent : « Ahhh, c’est pas drôle, vieillir ! », au lieu d’être proactifs et d’aller chercher une réponse à leurs problèmes, raconte le gériatre.

En formant des « sentinelles » qui travaillent déjà auprès des aînés, la Fondation AGES réussit à lever des drapeaux rouges.

Un exemple ? Ce monsieur qui avait des vertiges et des bleus un peu partout. Alerté par une sentinelle, le DLemire a constaté que ses ennuis étaient causés par l’interaction entre ses médicaments. « Deux semaines plus tard, je l’amenais faire une sortie nature au cap Tourmente ! », s’exclame Michel Hamelin, qui craint qu’autrement, l’homme aurait pris la route des urgences, en ambulance.

On compare souvent la gériatrie sociale du DLemire avec la pédiatrie sociale du DJulien, à Montréal (dont certains comportements, qui ne sont pas directement liés à son approche clinique, ont été récemment dénoncés).

« Eux, ils ont créé une clinique de pédiatrie sociale. Nous, c’est très différent. On amène de l’expertise dans des organismes existants en gardant les services cliniques dans le réseau public. On ne veut pas créer un réseau privé philanthropique en parallèle », explique le DLemire.

Les sentinelles viennent du bassin des entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EÉSAD), qui comptent déjà quelque 10 000 préposés partout dans la province. Toutes ces personnes qui font le ménage ou la popote chez les aînés sont les mieux placées pour les voir décliner.

« D’accord, mais ensuite ? Comment faites-vous pour leur dénicher des services, alors que le Québec ne parvient à offrir que 10 % des heures de soins à domicile requises, selon le constat très sévère de la commissaire à la santé et au bien-être?

— On navigue ! », me répond Marie-Ève Carpinteri, qui a justement été formée comme « navigatrice » par la Fondation AGES.

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Marie-Ève Carpinteri, navigatrice au Service amical Basse-Ville, guide les aînés vulnérables vers le système de santé, qui ressemble souvent à un labyrinthe.

Son rôle est de prendre le relais des sentinelles, de créer un lien de confiance avec l’aîné et de le guider vers le système qui ressemble à un labyrinthe. « Ou à un grand trou noir qui aspire toute la lumière ! », ironise Geneviève Dubé, directrice générale du Service amical.

La ministre responsable des Aînés, Sonia Bélanger, veut redonner aux CLSC leurs lettres de noblesse et en faire une porte d’entrée unique pour les aînés. Fort bien. Mais les sentinelles de la gériatrie sociale peuvent aussi agir comme des milliers de portes d’entrée, directement sur le terrain.

Et les navigateurs peuvent régler une partie des problèmes eux-mêmes, ce qui désengorge le système surchargé. Leur intervention suit le principe de la subsidiarité, que le ministre de la Santé, Christian Dubé, a pris soin d’inscrire dans son projet de loi 15, qui a mené à la création de Santé Québec. Ce principe veut qu’un expert n’accomplisse que les tâches qu’il ne peut déléguer à un intervenant plus près de la base.

Pas besoin d’un gériatre pour prendre la pression. Pas besoin d’une infirmière pour ranger la carpette sur laquelle l’aîné risque de glisser… ce qui préviendra une chute qui coûterait des dizaines de milliers de dollars en soins de santé.

Nous, on peut faire ça. On peut tabler davantage sur les ressources de la communauté, au lieu de mobiliser les ressources hospitalières.

Geneviève Dubé, directrice générale du Service amical Basse-Ville

PHOTO FOURNIE PAR LE SERVICE AMICAL BASSE-VILLE

Geneviève Dubé, directrice générale du Service amical Basse-Ville

Avec le vieillissement de la population, on n’a pas le choix : il faut s’organiser autrement. Le statu quo n’est plus tenable. « Si on est toujours en réaction pour des problèmes sur lesquels on agit trop tard, on n’y arrivera jamais », croit Stéphane Lemire.

Mais l’innovation en santé se fait mener la vie dure au Québec.

Prenez le modèle Prisma, qui avait aussi l’ambition d’offrir une porte d’entrée unique aux aînés. Le projet avait été déployé à 70 % au Québec en 2014. Il avait montré son efficacité pour améliorer l’autonomie et réduire les visites aux urgences. Puis il a périclité à cause du manque de financement et des réformes de structure.

La gériatrie sociale du DLemire ne mérite pas ce triste sort. Le projet constitue « un bel exemple de repérage et de coordination », selon la commissaire à la santé et au bien-être, Joanne Castonguay.

Au Danemark, qui est le paradis des soins à domicile, le repérage est tellement ancré dans les mœurs que toutes les personnes de 75 ans et plus ont droit à une visite annuelle. À partir de 81 ans, l’exercice est même obligatoire.

On va souvent à l’autre bout du monde – de la Scandinavie au Japon – pour s’inspirer des programmes sociaux innovants. Mais on gagnerait aussi à apprendre de ce qui se fait… à Québec. Et qui fonctionne à merveille.

Consultez le dernier rapport Bien vieillir chez soi du Commissaire à la santé et au bien-être