(Saint-Apollinaire) Jonathan Moreau a grandi dans un village. Il est aujourd’hui maire d’une ville… et il n’a pas déménagé !

« En face de chez moi, quand j’étais petit, c’était un champ. On partait à vélo et on revenait à la brunante. Maintenant, devant chez mes parents, c’est un quartier résidentiel », lance le maire de Saint-Apollinaire.

La municipalité de quelque 9000 habitants croît plus vite que son ombre. Sa population a augmenté de 30,4 % en cinq ans, entre les recensements de 2016 et de 2021. C’est la ville de plus de 5000 habitants avec la plus forte croissance au Québec, la quatrième au Canada.

Sa croissance, Saint-Apollinaire la doit en bonne partie à son emplacement. La ville est collée à l’autoroute 20, à moins de 30 minutes – lorsqu’il n’y a pas de congestion – de Lévis et du pont Pierre-Laporte, qui mène à Québec.

Saint-Apollinaire n’est pas une anomalie. Les quatre autres villes canadiennes qui ont crû le plus entre les deux derniers recensements sont des banlieues en périphérie de Toronto, de Victoria et de Winnipeg.

Les récents travaux d’un chercheur canadien ne laissent aucun doute : la banlieue domine largement au pays, et elle gagne sans cesse du terrain.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ QUEEN’S

David Gordon, professeur d’urbanisme de l’Université Queen’s

Le Canada est une nation banlieusarde. Les banlieues ont une croissance supérieure à celle des villes, malgré toutes nos politiques d’urbanisme.

David Gordon, professeur d’urbanisme, Université Queen’s

Une tendance qui se confirme

Ce professeur d’urbanisme à l’Université Queen’s est devenu obsédé par la banlieue il y a quelques années. En entrevue, il raconte qu’il avait été consulté à titre d’expert par le gouvernement fédéral. Ottawa voulait mettre en place un fonds d’infrastructure pour les transports en commun.

« Un haut fonctionnaire avait dit : “Le recensement vient de nous dire que le Canada est à 82 % urbain, alors on a besoin de métros, de métros, de métros…” »

David Gordon avait sursauté. Ce n’était pas de métros qu’il fallait, mais de trains légers, car il était évident, à ses yeux, que la croissance avait lieu en banlieue.

Le haut fonctionnaire n’en démordait pas. Il avait même demandé des chiffres au professeur Gordon sur la population canadienne qui vivait en banlieue. Mais ces chiffres n’existaient pas.

Le pugnace universitaire s’est mis en tête, avec son équipe, de répondre à cette question. Ça n’a pas été facile. Ça a pris cinq ans.

Il a dû passer au peigne fin les 41 régions métropolitaines du recensement. En étudiant les cartes une à une, son équipe et lui ont divisé les régions métropolitaines en quatre zones : les « centres actifs », où il existe plusieurs options de transport autres que la voiture ; les banlieues avec transports en commun bien développés, comme certains quartiers de Longueuil ; les banlieues où l’automobile domine ; et les secteurs périurbains, des endroits presque ruraux où plus de la moitié des travailleurs font du navettage vers la ville.

Vous habitez en ville ou en banlieue ? Consultez la carte du professeur Gordon et de son équipe (en anglais)

Sa conclusion ? « Le Canada est aux deux tiers banlieusard », lâche M. Gordon. La dernière mise à jour de son étude, publiée récemment, indique précisément que 66 % des Canadiens vivent en banlieue.

Ce phénomène ne s’essouffle pas. Entre 2016 et 2021, 66 % de la hausse de population dans les régions métropolitaines a eu lieu dans les banlieues dépendantes de l’auto, et 16 % dans les secteurs périurbains, encore plus lointains.

Dans l’ensemble du pays, les chiffres du dernier recensement passés dans l’outil d’analyse du professeur montrent que 82 % de la population canadienne vit dans un endroit où la voiture domine, avec peu ou pas d’options de transports en commun.

L’idéal du bungalow

Pourquoi s’intéresser à l’étalement urbain ? Les experts s’entendent pour dire que ce phénomène a des répercussions importantes sur la société.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Fanny Tremblay-Racicot, docteure en urbanisme et professeure agrégée à l’École nationale d’administration publique (ENAP)

« C’est important pour des raisons environnementales. Si on habite plus en banlieue, c’est sûr qu’on va conduire davantage, émettre davantage de CO2, utiliser plus d’espace. Donc, ça a un impact sur la congestion, sur les terres agricoles, le développement social aussi, la qualité de vie, le tissu social… », énumère Fanny Tremblay-Racicot, docteure en urbanisme et professeure agrégée à l’École nationale d’administration publique (ENAP).

« Ça a aussi un impact pour les pouvoirs publics. C’est plus cher en infrastructures, plus intensif en infrastructures publiques », dit-elle.

David Gordon y voit aussi un enjeu avec le vieillissement de la population.

Il y a une question d’équité sociale. Si vous êtes trop pauvre, trop jeune ou trop vieux, la banlieue ne marche pas pour vous, car vous ne pouvez pas conduire une auto.

David Gordon, professeur d’urbanisme, Université Queen’s

Force est de constater que, malgré des politiques gouvernementales aux sigles exotiques, quoique bien québécois, comme PNAAT ou OGAT*, l’étalement urbain se poursuit.

« Pour beaucoup de gens, l’American way of life avec l’automobile et la possession d’une maison unifamiliale reste un idéal très fort, note Gérard Beaudet, professeur d’urbanisme à l’Université de Montréal. On le sait, pour 90 % des familles avec de jeunes enfants, l’idéal, c’est le bungalow. Ça reste un idéal très puissant. »

  • La municipalité, qui compte aujourd’hui 9000 habitants, pourrait, à terme, en accueillir 13 000, selon les projections de la mairie.

    PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

    La municipalité, qui compte aujourd’hui 9000 habitants, pourrait, à terme, en accueillir 13 000, selon les projections de la mairie.

  • Le prix relativement bas des maisons par rapport à celui des villes plus grandes comme Lévis attire particulièrement les jeunes familles à Saint-Apollinaire.

    PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

    Le prix relativement bas des maisons par rapport à celui des villes plus grandes comme Lévis attire particulièrement les jeunes familles à Saint-Apollinaire.

1/2
  •  
  •  

Des maisons neuves, il en pousse par dizaines à Saint-Apollinaire. Lors de notre passage, rue du Geai-Bleu, des ouvriers s’affairent. Un quartier entier est en train de naître.

Une recherche rapide permet d’y trouver sur l’internet un jumelé flambant neuf à vendre, avec cinq chambres, pour 298 000 $. Une aubaine, par les temps qui courent. Le prix des maisons en ville est hors d’atteinte pour la majorité des familles.

« On ne se le cachera pas, plus tu t’éloignes, plus les terrains sont abordables. Alors ce sont beaucoup de jeunes familles qui cherchent une première demeure », note Jonathan Moreau.

Le maire s’attend, lors du recensement de 2026, à une croissance semblable à celle des dernières années. À terme, il pense que Saint-Apollinaire peut accueillir 13 000 personnes dans son périmètre urbain, soit 4000 de plus qu’aujourd’hui.

« On reste dans notre zone blanche. On a pensé demander un agrandissement de notre périmètre urbain. On sait que les règles se sont resserrées. Mais la municipalité est sensible à ça, de ne pas s’étaler pour rien », dit le maire.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

La municipalité mise notamment sur les multiplex pour se densifier.

« Alors, on fait de la densification ! », dit-il. Une douzaine d’immeubles de 20 logements sont en construction dans la municipalité.

Mais il reste que les habitants ici sont dépendants de la voiture pour se rendre en ville. Les options de transports en commun sont minces. Le maire aimerait se connecter au réseau lévisien. Entre-temps, la congestion peut être difficile aux heures de pointe.

Que pense le maire Jonathan Moreau des débats sur l’étalement urbain ? Il comprend les préoccupations des experts, mais il fait valoir l’argument de la liberté individuelle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Jonathan Moreau, maire de Saint-Apollinaire

On ne peut pas nous empêcher d’exister. La municipalité existe depuis plus de 150 ans. On ne peut pas dire aux gens : “Ne venez plus ici, allez tous à Québec.”

Jonathan Moreau, maire de Saint-Apollinaire

« Je pense que chaque municipalité a le devoir de densifier et d’éviter l’étalement, estime M. Moreau. Mais c’est difficile de commencer à dire : “Toi, tu vas aller rester là et toi, tu vas aller rester là !” Rendu là, c’est du communisme, quant à moi. Les gens ont la liberté de choisir, mais il faut minimiser l’impact sur l’environnement. Ça, je suis d’accord. »

Le professeur David Gordon est sensible à l’argument de la liberté individuelle. « Je m’inquiète, car mes recherches sont souvent utilisées par la droite libertarienne pour dire : “Voyez, tout le monde aime la banlieue, on devrait simplement en construire davantage, cessez de vous en faire avec ces trucs d’urbanisme.” »

Mais selon lui, cet argument est incomplet. La croissance exponentielle des banlieues ne reflète pas uniquement une préférence des consommateurs, dit-il. « Elle découle aussi d’un choix du gouvernement. Il y a plein de subventions, d’aménagements, qui facilitent l’utilisation de la voiture et rendent plus difficiles les transports en commun. On pensait que c’était la bonne chose à faire après la Seconde Guerre mondiale. On ne savait pas que ça ne marchait pas.

« En tant qu’urbanistes, il faut reconnaître que c’est désiré par la majorité de la population, mais trouver de meilleures options. »

* Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire (PNAAT) et orientations gouvernementales en aménagement du territoire (OGAT)

Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue