L’artiste Marc Séguin propose son regard sur l’actualité et sur le monde.

Deux fois par jour, je dois éliminer, à la main, les doryphores (bibittes à patate) des plants. Il existe des pesticides, mais ça prend un cours provincial, un numéro officiel, être fiché dans un registre et faire une demande de permis. On connaît tous l’état de stress qu’implique une demande de permis, et de l’administration lourde des choses simples.

La nuit, j’angoisse et je fais de l’anxiété. Ce n’est pas tout à fait vrai, c’est pour faire image. Mais je chiale quand même un peu contre ces insectes qui attaquent et ravagent ma souveraineté ; rien de moins, madame, que ce droit fondamental d’exister librement. Bon, on exagère un peu, mais à la vue de l’ambiance et des actualités, et comme c’est la fin du monde à toutes les secondes de chaque heure de chaque jour (encore un troisième lien, la montée de l’extrême droite, la mobilité à Montréal, Trump, la provenance des fraises, le prix du gaz à la veille des vacances…). Et mille autres « injustices » dont nous sommes quotidiennement de malheureuses victimes collatérales. Une époque bête bête bête, je vous dis.

Et encore l’inertie des systèmes publics, et privés, qui nous rendent stupides, et par lesquels on normera certainement bientôt les droits des personnes transespèces qui se prennent pour des animaux (les therians) – je vous jure que ça existe, l’Université de Northampton, en Angleterre, y consacre recherches et fonds, de même que la sociologie, et la psychiatrie on s’en doute.

Pendant que les droits des enfants affamés de Gaza et d’ailleurs, qui meurent de faim, sont ignorés. On est rendus libres et heureux, se fait-on répéter encore chaque jour par l’économie et le divertissement. Et par le « ressenti ».

Dans ces conditions d’inquiétude, le sommeil est parfois difficile, mais comme la vie est bien faite, par hasard et pour passer le temps, je lis. Suis tombé sur un article de The Atlantic d’août 2017 qui dit, en gros, que l’anxiété n’est pas un prérequis à l’action⁠1. Peut-être même son contraire. Tiens donc. Parfois aussi, pour passer les insomnies, j’apprends par cœur le nom des 30 drapeaux et plus de toutes les identités de genre. Je vous rappelle qu’on est au milieu de la nuit et que c’est un effroi sur la faillite de mes patates qui me prend la tête.

Plus sérieusement, ce sont les fables de La Fontaine que je lis. Tant qu’à faire dans la métaphore animale. Il y en a une en particulier que j’aime beaucoup, Conseil tenu par les rats, que je résume ici avec certaines libertés :

En gang, des rats veulent se débarrasser d’un chat dont ils ont peur. Alors, ils s’organisent et décident de se réunir pour assurer leur survie face à ce matou extraordinairement efficace pour les éliminer. Ils créent des comités, une assemblée constituante, des groupes consultatifs, un conseil d’administration, une agence de bonne gouvernance, des études de la Caisse de dépôt, une législation, des normes pour tout ce qui précède, des colloques, des séminaires, des rencontres internationales, des commissions d’enquête, des échanges, des sous-comités d’observation et de vigilance, un comité d’audit, un ombudsman, des syndicats, une énième COP, des associations de défense des droits individuels, on offre des formations en culture décisionnelle face au risque, un comité spécial pour ceux qui sont allergiques au lactose dans le fromage, on élabore un plan stratégique, un plan de communication, des formations de lignes clés à communiquer, des règles de travail-santé-sécurité, des procédures d’urgences et d’évacuation, d’autoévaluation, des formations sur la diversité, sur l’environnement, sur l’inclusion du rat albinos, du risque réputationnel, et encore des normes pour encadrer tout ça…

Le processus, on le devine, est un peu long et on pourrait penser que, dans le fond, les rats sont fragiles et se feraient démasquer par le chat, mais non. Heureusement, de temps en temps ledit chat (l’objet de ce Conseil, ne l’oublions pas) lâchait Pornhub pour aller rejoindre la chatte de la voisine et faire zoum-zoum une fois par semaine (et accessoirement perpétuer la race). Les rats profitaient de ces moments pour se réunir.

Après des années de consultations et de pourparlers, d’angoisses et d’anxiété perpétuelle et infinie, les rongeurs trouvent enfin une solution démocratique devant la très urgente urgence de la situation et conviennent entre eux (genre sur Facebook et TikTok) d’attacher un grelot au collier du chat, pour l’entendre venir de loin et ainsi se mettre à l’abri.

Tout le monde est d’accord, on se félicite et on reconduit les dirigeants en poste pour un autre mandat. La race des rats sera sauvée. Au moment de définir comment ils allaient procéder concrètement pour accrocher la clochette, je cite ici la fin de la véritable fable (écrite en 1668) : « Ne faut-il que délibérer/La cour en conseillers foisonne/Est-il besoin d’exécuter/L’on ne rencontre plus personne. »

Une des beautés de l’été, c’est le relâchement des normes et l’espace de liberté qui vient avec. Je vous souhaite des jours et des semaines à l’ombre d’un présent de plomb.

On sait tous que ça va mal. Ça n’allait pas mieux avant. Peut-on encore rêver de faire autrement ? Car, dans l’air, une impression que les normes que l’on instaure pour se protéger, au contraire, nous fragilisent.

C’est une à une que j’enlève les bibittes. Zéro miracle ici. Je vais manger des patates dans quelques semaines, vous jure. Hé… hé…

On se retrouve le 1er septembre.

1. Lisez l’article « Constant Anxiety Won’t Save the World » de The Atlantic (en anglais ; sur abonnement) Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue