Emmanuelle Pierrot descend de son vélo, l’attache à un poteau et me fait signe de la suivre.

« Tu viens souvent au terrain vague ? », me demande-t-elle.

Je dois lui avouer que c’est la première fois. Nous nous faufilons dans une brèche située entre une clôture et une usine. De l’autre côté s’étend un vaste espace rocailleux strié de voies ferrées. L’endroit est rempli de broussailles, de conteneurs et de blocs de béton couverts de graffitis.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

L’endroit est situé à proximité de l’incinérateur Dickson, ancien incinérateur de déchets.

« C’est vraiment spécial ici pour le quartier Hochelaga. Les gens viennent promener leur chien, ils se réunissent », m’explique l’autrice du roman La version qui n’intéresse personne sous un soleil de mai qui tape étonnamment fort.

Bottes noires, bas résille déchirés, verres fumés, casquette : si l’allure est punk, les manières d’Emmanuelle Pierrot sont douces, presque timides.

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Philippe Mercure a été impressionné par le premier roman d’Emmanuelle Pierrot.

J’avoue que j’avais très hâte de la rencontrer. Je l’ai dit et répété à tous ceux qui veulent m’entendre et même aux autres : son roman a été mon préféré de l’année 2023. Campé au Yukon autour d’une bande de marginaux, le récit m’a fait l’effet d’un coup de poing. C’est cru, brutal, renversant de réalisme.

Je ne suis pas le seul à avoir été soufflé. La veille de ma rencontre avec Emmanuelle Pierrot, le roman a été récompensé du Prix des libraires. Quelques semaines plus tard, il remportait le combat national des livres de Radio-Canada. Il a aussi obtenu le Prix littéraire des collégien.ne.s.

C’est donc une Emmanuelle Pierrot un peu dépassée par l’attention médiatique qui me fait visiter son terrain vague.

« Je me fais tout le temps demander si je suis contente. Es-tu contente du succès du livre ? Es-tu contente d’avoir gagné un prix ? Bien oui, je suis contente. J’ai de la gratitude, pour vrai. Mais ça ne veut pas dire que, dans ma vie, je suis tout le temps contente ! On dirait que les gens s’attendent à une euphorie continuelle que je ne suis pas capable de leur donner », lance-t-elle.

D’autant plus que les prix, dit-elle, « ce n’est pas ça qui fait [d’elle] une personne de valeur ».

« Ta blonde et tes enfants vont-ils t’aimer plus si tu gagnes un prix ? me demande-t-elle. Mon chien, il s’en câlisse que je gagne un prix. Il veut juste que je le promène et que je le flatte. »

Il faut dire que, pour elle, ça fait des mois que ça dure. Salons du livre aux quatre coins du Canada et jusqu’en Europe, rencontres dans les écoles, offres d’écrire pour les magazines, entrevues dans les médias.

Elle insiste pour dire qu’elle ne se plaint pas. « J’ai la liberté totale d’arrêter quand je veux, je ne suis jamais obligée d’accepter la promotion. Et ils sont fins, les journalistes ! », dit-elle dans une phrase que je n’ai pas entendue souvent.

C’est juste que je dois apprendre à naviguer là-dedans. Ça a été vraiment drainant pour une personne introvertie comme moi, c’est étourdissant.

Emmanuelle Pierrot

Je suis d’autant plus reconnaissant qu’elle ait accepté mon invitation.

Je voulais surtout lui parler d’inspiration. Pour être franc, je suis arrivé à l’entrevue avec une thèse que j’avais entendue et qui m’avait aussi effleuré l’esprit : celle que La version qui n’intéresse personne pourrait constituer, pour le dire un peu brutalement, un accident de parcours.

La préconception est qu’Emmanuelle Pierrot aurait mis toute sa vie dans son premier livre et qu’elle aurait de la difficulté à trouver de la matière pour en écrire un deuxième. Son œuvre serait donc un genre de coup de génie impossible à reproduire.

Cette théorie fumeuse à deux cents, cher lecteur, ne tient pas la route. Et c’est une excellente nouvelle.

La première erreur là-dedans est de penser que La version qui n’intéresse personne raconte les mésaventures de l’autrice au Yukon. Oui, Emmanuelle Pierrot a vécu là-bas. Oui, elle s’est fortement inspirée de ce qu’elle y a vu. Mais Emmanuelle n’est pas Sacha, la protagoniste du roman. Pas plus que chaque personnage n’est calqué sur une personne réelle.

C’est de la fiction. Sacha est restée au Yukon pendant sept ans. Moi, j’ai voyagé vraiment plus qu’elle. Des fois, j’étais en Louisiane, des fois j’étais au Texas… J’ai eu plusieurs autres vies à côté de celle-là.

Emmanuelle Pierrot

Je réalise que j’ai pris le roman beaucoup trop au pied de la lettre, une méprise qui n’est pas pour déplaire à l’autrice.

« Le but, c’était d’aller dans le réel. C’est du réalisme. Si les gens pensent que c’est vrai, c’est que c’est réussi et que le processus éditorial a fonctionné », dit-elle avec un petit sourire satisfait.

C’est en parlant à Emmanuelle Pierrot que l’on comprend à quel point son roman a été réfléchi. Son écriture vient d’un « élan irrépressible », l’autrice pouvant écrire jusqu’à 12 heures par jour quand elle est lancée. Mais par la suite, ce matériau brut a été remis en question, retravaillé.

La tension dramatique, par exemple, a été savamment dosée afin qu’on ne sache pas trop si le personnage principal délire quand il se sent rejeté ou s’il y a bel et bien un mouvement de masse contre lui.

« Les premiers jets ont été atténués pour garder le lecteur dans cette paranoïa le plus longtemps possible », explique-t-elle.

Quant au propos féministe, elle n’y pensait pas nécessairement en écrivant.

« L’analyse politique est venue après, pas avant. »

N’allez pas non plus penser qu’Emmanuelle Pierrot a rédigé ce livre par hasard. Elle écrit depuis qu’elle a 15 ans et affirme qu’elle ne pourrait vivre autrement.

Je n’ai jamais demandé d’écrire. J’écris. C’est un élan qui vient sans que je l’aie demandé. Pour moi, c’est un genre d’alternative à la mort. Je trouve ça dur, d’être en vie, même si c’est un peu moins pire en grandissant.

Emmanuelle Pierrot

« L’écriture est un peu venue du nihilisme, continue-t-elle. C’est une façon de savoir ce que je vais faire avant de mourir, parce que rien n’a de sens de toute façon. »

Elle a toujours partagé ses écrits dans des soirées ou dans des « zines underground ».

« L’ambition de publier, c’est plus récent. Là, tu es moins dans le nihilisme, tu essaies d’avoir une reconnaissance des institutions. C’est arrivé vers 26-27 ans », dit-elle.

Emmanuelle Pierrot est donc loin de s’inquiéter pour l’inspiration. Elle travaille d’ailleurs sur un manuscrit commencé avant La version qui n’intéresse personne.

« Faire un livre, c’est comme essayer de faire un bébé, on ne sait jamais si quelque chose va naître de ça. J’espère pouvoir faire un roman avec ça, mais on va voir ! », lance-t-elle.

Après la folie de la promotion de La version qui n’intéresse personne, elle a d’ailleurs hâte de s’y replonger sérieusement. Elle dit aussi avoir une « grosse poche de sport remplie de carnets de voyage » dans laquelle elle pourrait aller piger de l’inspiration – ou non.

« C’est ça mon fun dans la vie, raconter des histoires, résume-t-elle. Et j’en ai encore plein à raconter. »