Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Louis-Jean Cormier.

Cette fameuse insatisfaction ressentie quand les évènements ne se déroulent pas comme on le voudrait…

Au moment d’écrire ces mots, je suis assis au bout de ma table de cuisine, un lundi après-midi chaud et poussiéreux.

Canicule printanière de cette époque en dents de scie.

Donald Trump coupable, Israël bombarde…

Dents de scie ou grand écart ?

Le monde manque visiblement de souplesse, on s’accroche aux dents de scie.

Mais au fond, c’est ça ! C’est pour une souplesse de l’esprit que j’écris cette chronique.

Dans le Larousse, psychorigidité : absence de souplesse des processus intellectuels et incapacité à s’adapter aux situations nouvelles.

On voit pas mal ce que c’est. Je n’aborderai pas les problèmes cognitifs ici, mais bien le raz-de-marée d’opinions négatives et d’insatisfaction qui frappe notre société de plein fouet. C’est mon plaidoyer pour l’esprit souple. Et je crois que le meilleur moyen d’atteindre cette flexibilité réside dans un endroit beaucoup plus profond que l’intellect. Après tout, « l’ouverture de l’esprit n’est pas une fracture du crâne », chantait mon amie Ariane Moffatt il y a déjà 20 ans !

J’ai de plus en plus l’impression de vivre la vie de mon père à l’envers. Pour la petite histoire, Marcel était prêtre catholique séculier jusqu’à la fin trentaine, quand il a décidé de soulever la soutane et de fonder pays ! Je suis arrivé le troisième d’une famille de deux. J’étais donc pour certains « l’accident », et pour mes parents « la belle p’tite surprise, toé chose » !

Le bagage spirituel de Marcel découlait évidemment du Nouveau Testament, les cantiques, le petit Jésus, les agneaux, « envoueille donc » ! Et surtout, la « sainte » messe le dimanche. On devait bien sûr participer sans rouspéter. Mais Dieu sait qu’on rouspétait par en dedans !

J’ai donc développé au fil du temps une aversion envers l’Église qui m’a mené à un retrait complet. S’ensuivront des années de musique, de vie rock’n’roll, deux enfants, une séparation et bang ! Un désir d’être serein. C’est à 33 ans (l’âge du Christ, comme on dit), lors de mon premier cours de méditation, que j’ai développé un intérêt marqué pour la spiritualité⁠1, ou disons la vie intérieure.

Un de mes penseurs préférés, Michael A. Singer⁠2, explique de façon désarmante la spiritualité à un ami :

« Ça ne va pas très bien ces temps-ci.

— Comment tu le sais ?

— Beh, euh, je le vois ?

— Donc il y a à l’intérieur de toi une partie détachée qui observe qu’une autre partie de toi ne va pas bien… »

C’est à ce moment précis que naît la spiritualité. Dès que tu poses un regard détaché de ta petite histoire à l’intérieur de toi.

L’écrivain anglais Jeff Foster utilise beaucoup les expressions your story (ton histoire) pour nommer l’ego, ce que tu penses être, et who you really are (qui tu es vraiment) pour nommer ta conscience ou ton âme. Notez que les mots employés ici ne sont que des guides pour pointer la destination. « Quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt⁠3. »

Donc, si on décortique la psychorigidité de la tête aux pieds, il ne reste qu’un seul fondement : l’individualisme. Là, capotez pas ! Tout le monde y goûte. C’est le je, le moi, vis-à-vis la vie. J’observe par exemple que plusieurs de mes amis réagissent fortement et négativement quand un évènement banal change le plan initial. Du trafic, des travaux, un orage, etc. Comme si les 13,9 derniers milliards d’années de vie auraient dû s’adapter à nous.

L’individualisme vient avec l’expression : ma vie. Je contrôle ma vie, mon destin, je possède une vie, une identité, je suis un nom, un métier, un look, un genre et ainsi de suite.

C’est en se définissant comme tel qu’on alimente l’ego et l’impression de devoir tout contrôler.

L’opposé de cet état est la non-résistance. « Mickey » Singer dit habilement que le stress n’est que le degré de résistance que nous appliquons sur ce qui se passe. Donc, la souplesse d’esprit naît du lâcher-prise, de l’acceptation de faire partie d’un grand tout sur la surface d’un petit caillou qui tourne dans un univers en expansion. Chacun n’est qu’une feuille du seul et même arbre, feuille qui finira par tomber à l’automne des vieux jours.

Quels sont les grands enjeux de notre époque ?

La répartition des richesses, les guerres, les discriminations, la santé mentale, l’écologie et bien d’autres. Quel en est le dénominateur commun ? Je tente une réponse : l’individualisme et ses peurs adjacentes. Peur du changement, de l’inconnu, de stagner, de perdre de l’acquis, de disparaître, etc.

La psychorigidité donne une fausse impression de force, de tenir son bout. Au fond, elle exprime une pathétique obstination de l’ego.

Et elle existe autant chez les jeunes que chez les personnes âgées, chez les « wokes » que chez les gens plus conservateurs. La clé est donc de développer une confiance en la vie et une réelle considération pour l’autre.

« Le sage n’argumente pas. » Très difficile de mettre ce proverbe de Lao Tseu en pratique, mais c’est pourtant l’antidote à la psychorigidité. Quand quelqu’un dit quelque chose qui ne fait pas ton affaire, au lieu de sauter sur le ring, trouve humblement à l’intérieur de toi la part de vérité dans l’affirmation de l’autre. C’est très rare qu’il n’y en ait pas et c’est uniquement dans cette zone qu’un vrai dialogue est possible. Généralement, ça désamorce la situation et ça ouvre le cœur des deux interlocuteurs⁠4.

« Ôte-toi de dans tes pattes ! » C’est ma phrase préférée ces temps-ci et elle s’applique autant au mental qu’au corps. On a tous l’impression d’être son corps et de devoir le contrôler. Mais cette merveille d’ingénierie fonctionne en grande partie toute seule et souffre plus souvent qu’autrement des stress, des émotions et du contrôle qu’on lui impose. Aimer son corps et le remercier d’être un aussi bon véhicule est vraiment satisfaisant. Tout comme se tasser du chemin de nos pensées ; étrangement, quand je leur cède le passage, elles se taisent sur-le-champ.

Bien sûr, je vous entends grogner : « Un autre artiste qui s’intéresse à la spiritualité… Au tour de Cormier de se prendre pour Harrison, Cohen ou même le très tantrique Sting ! » Je n’ai pas le choix d’acquiescer. Et c’est de là que vient cette impression de vivre la vie de mon père à l’envers. Mes enfants sont rendus grands et je me retrouve en quelque sorte à prêcher de ville en village avec mes chansons. Oui, je deviens un yogi qui songe réellement à l’Himalaya. Oui, je deviens « zen master J », comme ma copine m’appelle affectueusement.

Et oui, je suis profondément heureux.

1. Mise en garde : dans mon vocabulaire, le mot spiritualité inclut toutes les religions et aucune à la fois.

2. Il faut lire de cet auteur les livres The Surrender Experiment et The Untethered Soul.

3. Proverbe chinois

4. Magnifiquement expliqué dans The Deepest Acceptance, de Jeff Foster

Qui est Louis-Jean Cormier ?

  • Originaire de Sept-Îles, Louis-Jean Cormier s’est fait connaître d’abord comme leader de la formation Karkwa, qui a fait paraître quatre albums entre 2003 et 2010, et un en 2023, Dans la seconde.
  • Son premier album solo, Le treizième étage, est paru en 2012. Un deuxième disque, Les grandes artères, est sorti en 2015, suivi de Quand la nuit tombe cinq ans plus tard.
  • Il a notamment réalisé des albums pour David Marin et Philippe Brach, en plus d’être associé à des projets tels que 12 hommes rapaillés, en hommage au poète Gaston Miron, et le disque-spectacle du Cirque Éloize Seul ensemble, basé sur l’œuvre d’Harmonium.