La première scène du film se déroule pendant une joute de Génies en herbe, célèbre jeu-questionnaire québécois, entre deux écoles secondaires de Montréal. On cherche le nom d’un comédien qui a joué dans la pièce Broue ainsi que dans la série Lance et compte. « Claude Legault ? », tente un premier élève. Droit de réplique à Karim : « Marc Messier », répond-il sans hésitation.

La bonne réponse aurait pu venir de l’un de ses coéquipiers : Sanna, par exemple, ou encore Toussaint, qui a le béguin pour Sanna. Des adolescents québécois, on le devine, aux origines diverses : maghrébines ou moyen-orientales, indiennes ou pakistanaises, subsahariennes ou haïtiennes.

Des jeunes comme ceux que je croise à tous les matchs de l’Impact, mais qu’on ne voit pas si souvent dans le cinéma québécois. Des jeunes comme mon fils ou mon neveu, des garçons « au teint basané », qui m’accompagnaient au stade mercredi. À la mi-temps, je discutais avec un cinéaste à la recherche de deux jeunes acteurs québécois d’origine moyen-orientale pour son prochain tournage.

Ce n’est pas une mince affaire. Les adolescents racisés ne se reconnaissent pas dans le cinéma québécois et ne se projettent pas dans une carrière d’acteur ; notre cinéma, qui souhaite s’ouvrir à une plus grande variété d’interprètes, peine à trouver des acteurs issus de la diversité pour des rôles spécifiques. Il faudra du temps pour se défaire de ce cercle vicieux.

Le film, celui avec la première scène dans un match de Génies en herbe, s’intitule Les rayons gamma. Il a été réalisé par Henry Bernadet (À l’ouest de Pluton, avec Myriam Verreault), a pris l’affiche l’hiver dernier et est offert sur les plateformes numériques (Crave, notamment).

Je vous en parle aujourd’hui, d’abord parce qu’il est très réussi, ensuite parce qu’à l’approche de la fête nationale, c’est le film tout indiqué pour réfléchir à l’image du Québec que nous renvoie notre cinéma.

Un jeune Québécois (de moins de 25 ans) sur quatre est issu d’une minorité visible. On ne le constate pas encore assez sur le grand écran. Les rayons gamma présente des jeunes du quartier Saint-Michel dans leur quotidien, leurs quêtes, leurs espoirs, leurs désespoirs et leurs irritations.

Toussaint (Chris Kanyembuga), un garçon timide et solitaire, aime pêcher sur le bord de la rivière des Prairies, où il découvre un numéro de téléphone laissé dans une bouteille. Fatima, gouailleuse (Chaïmaa Zineddine, une révélation), tente de s’extirper d’un cycle de colère et de violence. La quiétude d’Abdel (Yassine Jabran) est bousculée par l’arrivée du bled de son cousin un peu lourd, Omar.

Fatima rêve d’être libre, Toussaint rêve que Sanna soit libre, Abdel rêve d’être libéré d’Omar. Ils aiment le hip-hop, les soirées entre amis et les souliers blancs signés Çalhanoglu. Ils s’appellent « frérot », s’épatent en faisant des « tours du monde » (avec un ballon de soccer), s’exaspèrent devant leurs parents exigeants et visitent les lieux les plus touristiques de la métropole sur les traces d’Omar, ému devant la tour du Stade olympique : « Regardez-moi cette beauté ! »

PHOTO FOURNIE PAR LES FILMS OPALE

Image tirée du film Les rayons gamma

« Qu’est-ce que les extraterrestres vont venir faire ici ? Il y a rien à faire. Même nous, on se fait chier ! », dit un des jeunes de la bande à Omar, qui prétend que les extraterrestres sont des explorateurs qui, comme eux, pourraient apprécier la vue du haut de la tour.

Qu’est-ce qu’être québécois ? Ils se sentent ou pas, à divers degrés, partie prenante de cette culture commune. Étrangers ou québécois à la mesure de leurs identités multiples, à la manière dont ils sont racisés dans le regard de l’autre ou, au contraire, demeurent invisibles, notamment dans notre cinéma.

Dans Les rayons gamma, film choral rafraîchissant et subtil, émaillé d’une fine poésie, de motifs récurrents et d’une cruelle vérité, j’ai reconnu la jeunesse montréalaise dans toute sa vivacité (et sa paradoxale nonchalance). Celle que je croise parfois autour du lac aux Castors – où il n’y a même pas de castors, constate Omar, dépité.

« Mahmoud, c’est pas un nom facile à porter », dit le cousin d’Abdel à son groupe d’amis. « Quand je suis arrivé, tout le monde m’appelait Mammouth ! » Dans un stationnement, Fatima confronte un homme qui vient d’insulter sa mère parce qu’elle est voilée. « Qu’est-ce que tu viens de dire ? », crie-t-elle. « J’y ai dit d’enlever sa couverte sur sa tête ! », lui répond l’homme.

Dans une société où l’islamophobie est décomplexée, en particulier dans certains médias, et dans laquelle un premier ministre peut, sans s’en excuser ni en subir les conséquences, mettre en cause l’immigration pour quantité de problèmes de société, Les rayons gamma est un rappel à la réalité. Un antidote à la prolifération des discours réactionnaires, ici comme ailleurs.

C’est le portrait, ultraréaliste, d’une tranche de la population trop souvent occultée par les médias, malgré les efforts et les progrès des dernières années. Un polaroïd du Québec maintenant, pour emprunter le titre de l’émission de radio animée par mon collègue Patrick Lagacé, tel qu’il est réellement. Loin du repli identitaire, réducteur et xénophobe. Dans une nouvelle affirmation nationale, riche et plurielle.

Le Québec d’aujourd’hui en trois films

Roméo Onze, d’Ivan Grbovic (2011)

Un jeune Montréalais d’origine libanaise (Ali Ammar), atteint de paralysie cérébrale, tente de se faire une place en société et de trouver l’amour, malgré sa timidité. Sous une fausse identité, il entame sur le web une correspondance avec une femme, qu’il accepte de rencontrer dans un grand restaurant. Mais comment trouver l’argent nécessaire à cette sortie ? Le premier long métrage, fin, subtil et sensible d’Ivan Grbovic (Les oiseaux ivres) est admirablement interprété par des acteurs méconnus.

Offert sur Éléphant

Félix et Meira, de Maxime Giroux (2015)

Meira (Hadas Yaron) est une jeune femme juive hassidique mariée et mère d’un enfant, qui étouffe dans son carcan. Félix (Martin Dubreuil) est un original désargenté, fasciné par Meira. Leur histoire d’amour impossible, mise en scène avec doigté par Maxime Giroux (Norbourg), est aussi le portrait de deux communautés qui se côtoient sans se connaître, et que tout oppose, dans les rues du Mile End à Montréal.

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Antigone, de Sophie Deraspe (2019)

Antigone (Nahéma Ricci, une découverte), adolescente sans histoires, aide son frère à s’évader de prison en affrontant le système judiciaire et patriarcal, guidée par son sens de la justice. Une fable troublante de Sophie Deraspe (Les signes vitaux, Le profil Amina) sur les difficultés de l’intégration d’une famille maghrébine au Québec et sur la solidarité humaine, incarnée par un air sifflé de Félix Leclerc.

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