(Cannes) Un accident de char romain. Si je devais résumer en une image le nouveau film de Francis Ford Coppola, Megalopolis, présenté jeudi en compétition au 77Festival de Cannes, ce serait celle-là.

Le naufrage est titanesque. Le géant du cinéma américain, 85 ans, souhaitait réaliser ce projet de cœur depuis le tournage d’Apocalypse Now, qui lui avait valu sa deuxième Palme d’or, il y a 45 ans. À l’époque, Coppola avait investi toutes ses économies dans un tournage interminable aux Philippines. Cette fois-ci, il a hypothéqué une partie de son vignoble et investi de sa fortune personnelle quelque 120 millions US.

Allons-y tout de go : l’argent ne se voit pas à l’écran. Les scènes de manifestations ont l’air d’avoir été tournées avec deux douzaines de figurants et le budget d’un téléroman québécois. Aussi, les effets spéciaux étaient peut-être à la fine pointe de la technologie il y a 10 ans, mais ce n’est plus le cas. Bref, on se demande où tous les millions ont disparu.

Fable sur le destin des États-Unis à l’aube d’une nouvelle campagne présidentielle de Donald Trump, métaphore appuyée de la chute de l’Empire romain, Megalopolis est campé dans une mégalopole futuriste, New Rome, qui ressemble à s’y méprendre à New York en 2024. À la fois péplum de science-fiction et dystopie politique, le premier film du cinéaste du Parrain depuis Twixt en 2011 met en vedette Adam Driver dans le rôle d’un brillant architecte nommé César Catilina.

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Les actrices Chloe Fineman et Nathalie Emmanuel, le cinéaste Francis Ford Coppola et l’acteur Adam Driver à Cannes

Lauréat d’un prix Nobel grâce à son invention du megalon, un matériau révolutionnaire, César parle beaucoup, boit encore plus dans son appartement du sommet du Chrysler Building et semble s’embrouiller lui-même dans ses aphorismes vaseux.

Sa maîtresse (Aubrey Plaza) est une croqueuse de diamants archétypale, son oncle (Jon Voigt), un milliardaire influençable, son cousin (Shia LaBeouf) le jalouse maladivement, sa mère (Talia Shire, la sœur du cinéaste) lui en veut, le maire de New Rome, du nom de Francis Cicéron (Giancarlo Esposito), le déteste, et la fille du maire, la jet-setteuse Julia (Nathalie Emmanuel) l’intrigue. Je ne saurais dire exactement quels rôles ont dans cette bouillie du futur Dustin Hoffman et Jason Schwartzman, le neveu de Coppola : ils font essentiellement de la figuration.

J’oubliais presque : César a le pouvoir de suspendre le temps d’un claquement de doigts. Pas que ce soit de quelque secours à l’intrigue…

« Notre République américaine n’est pas différente de la Rome antique. Va-t-on tomber comme Rome en raison de l’appétit insatiable de quelques hommes ? », demande d’entrée de jeu, en voix hors champ, le personnage du fidèle bras droit de César (Laurence Fishburne, qui n’avait que 14 ans au moment du tournage d’Apocalypse Now).

Le maire Cicéron est-il motivé par le bien commun ou corrompu ? César est-il un pygmalion mégalomane, comme le décrit le maire, ou un utopiste qui souhaite de meilleures conditions de vie pour ses concitoyens ? Le scénario sans queue ni tête de Coppola, qui semble changer de ligne directrice au gré du vent, n’apporte aucune réponse claire.

Traitement cartoonesque

Megalopolis est un exercice de style froid, cérébral et bancal de 2 h 18 qui ressemble à un party de toge boursouflé, avec ses clins d’œil incessants et insistants à la mythologie romaine : l’ombre de Rémus et Romulus sur un mur, des courses de chars et des gladiateurs (lutteurs de type WWE) au Colisée du Madison Square Garden (le Colisée), des artistes de cirque comme dans les films de Fellini, etc.

Il y a bien sûr des bacchanales, où de jeunes gens – des femmes surtout – se vautrent dans le stupre, la luxure, les hallucinogènes, la musique techno ou les mélodies sirupeuses de saxophone jazz. On est loin de ce que jouait avec cet instrument Gene Hackman dans The Conversation, première Palme d’or de Coppola en 1974, et la débauche n’est ni celle d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick ni celle de Babylon de Damien Chazelle, mais une version bien édulcorée.

Le traitement cartoonesque de la mise en scène se rapproche davantage du film de superhéros à la Batman de Tim Burton, de Dick Tracy de Warren Beatty ou d’une production de théâtre filmé sur Broadway. Les personnages sont d’ailleurs esquissés de manière si caricaturale qu’il est difficile de s’y attacher.

Surtout, Francis Coppola exploite mal les moyens technologiques d’aujourd’hui au service d’une vision d’une autre époque. Ce n’est pas une question d’âge : son ami Martin Scorsese est resté toujours aussi pertinent.

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Francis Ford Coppola à son arrivée à la projection de Megalopolis à Cannes, jeudi

Son film confus, sans direction claire, est toujours sans distributeur pour l’Amérique du Nord, même si IMAX s’est engagé jeudi à le présenter dans ses salles. Son sort, comme me le rappelait mercredi un journaliste du magazine Variety, bible de Hollywood, dépendra vraisemblablement de son accueil cannois. Disons que les chances que Coppola fasse ses frais sont quasi nulles.

Il tenait pourtant à ce que Megalopolis soit présenté en compétition, a rappelé le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, en conférence de presse lundi. La compétition cannoise est un couteau à double tranchant, qui peut faire ou défaire une œuvre en un claquement de doigts, justement. Coppola n’y avait pas présenté de film depuis le sacre d’Apocalypse Now, dont le tournage catastrophique a été immortalisé par sa regrettée femme Eleanor, dans le fascinant documentaire Hearts of Darkness.

Les informations divulguées sur le tournage de Megalopolis évoquent d’ailleurs celui d’Apocalypse Now, qui avait commencé par le renvoi de son acteur principal Harvey Keitel, avant la crise cardiaque de celui qui l’a remplacé, Martin Sheen, et le million de dollars par semaine réclamé par Marlon Brando, qui ne connaissait pas son texte.

Selon le quotidien britannique The Guardian, Coppola aurait tenté pendant le tournage de Megalopolis d’embrasser des figurantes pendant une scène de fête décadente parce qu’il voulait les mettre dans l’ambiance des soirées du mythique Studio 54 de New York. Le cinéaste aurait passé des journées entières dans sa loge à fumer du pot pendant qu’on espérait son arrivée sur le plateau. Et c’est sans compter que la moitié de l’équipe des effets visuels (qui sont franchement ratés) a été remerciée en plein tournage.

Le testament cinématographique de Francis Ford Coppola, dédié à Eleanor, disparue il y a quelques semaines, est une grotesque farce, que l’on espère volontaire. Une critique de la grandiloquence qui est elle-même grandiloquente. Un film qui se veut épique, mais qui est terriblement kitsch et nouvel-âgeux, dans la forme comme le fond.

Il y a des scènes de Megalopolis qui m’ont fait penser au pastiche de téléroman Le cœur a ses raisons de Marc Brunet, avec Marc Labrèche et sa bande. J’ai ri aux éclats, mais pas parce que c’était censé être drôle.

Je ne peux qu’espérer – Coppola étant un monument du septième art dont l’œuvre est fondamentale dans ma cinéphilie – que ce film devienne un succès culte psychotronique.

Je me demande ce qu’en pensera le jury présidé par Greta Gerwig, dont l’une des meilleures blagues du film Barbie portait sur l’obsession des hommes pour Le parrain. Il n’y a que deux cinéastes dans cette compétition qui ont déjà remporté la Palme d’or : Jacques Audiard et Coppola. L’Américain pourrait devenir, le 25 mai, le premier triple Palmé d’or de l’histoire. Je ne retiendrais pas mon souffle à sa place.

« Il n’y a rien de plus terrible qu’un film prétentieux, déclarait Coppola dans Hearts of Darkness. Un film qui aspire à quelque chose de formidable et qui n’y arrive pas. C’est de la merde ! » Ce n’est pas moi qui le dis.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.