(Cannes) Meryl Streep, impériale, a été acclamée par quelque 2300 admirateurs au terme d’un rendez-vous organisé mercredi au Festival de Cannes. J’ai cherché un adjectif moins cliché qui lui conviendrait autant ; je n’en ai pas trouvé. Ce n’était pas un rendez-vous en tête-à-tête avec moi, bien sûr, mais plutôt une masterclass, comme on dit en France, animée par le journaliste Didier Allouch dans un Grand Théâtre Lumière archicomble.

Je ne pouvais être plus aux premières loges : première rangée, plein centre, à deux mètres à peine devant la plus grande actrice de cinéma américaine de sa génération, nommée 21 fois aux Oscars, un record. Parfois, ça vaut la peine de faire le pied de grue pendant une heure et demie pour une conversation d’une heure. « Si elle postillonne, on sera les premiers à le savoir », ai-je glissé à mon jeune voisin de siège qui semblait ravi de cette proposition.

La veille, pendant la cérémonie d’ouverture, Meryl Streep avait reçu de Juliette Binoche une Palme d’or honorifique. « Vous avez changé la façon dont on regarde les femmes dans le cinéma », lui a dit Juliette Binoche, très émue de lui remettre ce prix pour l’ensemble de sa carrière.

PHOTO VIANNEY LE CAER, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

Meryl Streep a reçu des mains de Juliette Binoche une Palme d’or honorifique lors de la cérémonie d’ouverture du festival.

Et quelle carrière ! Un montage de ses films les plus connus a été présenté d’emblée, rappelant ses plus grands rôles, sur fond sonore de The Winner Takes it All d’ABBA, qu’elle chantait dans Mamma Mia ! Puis elle a parlé des principaux films qui ont jalonné sa carrière.

Elle était comment ? Exactement comme on se l’imagine : comique, vive, spirituelle, pleine d’autodérision, avec un sourire capable d’illuminer une (très grande) pièce.

Cette Palme d’or honorifique lui a fait particulièrement plaisir, a-t-elle ironisé, parce qu’à la maison, elle « ne reçoit aucune forme de respect » de la part de son mari, de ses quatre enfants et de ses cinq petits-enfants…

PHOTO VALERY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

L’actrice Meryl Streep a échangé avec le journaliste français Didier Allouch.

Elle n’aime pas, manifestement, parler d’elle, ce qui était l’essence même de l’exercice. Elle est arrivée en jetant un coup d’œil espiègle sur les questions de son intervieweur, posées sur la table basse au milieu de la scène. « J’aime voir les questions à l’avance ! » Elle a avoué dans la foulée être en lendemain de veille, après avoir fait la fête jusqu’à 2 h du matin avec l’équipe du film d’ouverture, Le deuxième acte de Quentin Dupieux.

Meryl Streep n’était pas revenue au Festival de Cannes depuis qu’elle y a remporté le Prix d’interprétation, il y a 35 ans, pour A Cry in the Dark de Frank Schepisi, dans le rôle d’une mère australienne soupçonnée d’infanticide. « J’aurais eu besoin d’une douzaine de gardes du corps, alors que je n’en ai jamais eu besoin aux États-Unis. C’était la folie ! »

Elle dit mener une vie très ennuyeuse. « Je ne suis pas une rockstar ! », a-t-elle déclaré, ce à quoi bien des spectateurs ont répondu : « Oh, yes, you are ! »

En parlant de Kramer vs Kramer (1979) de Robert Benton, qui lui a valu son premier Oscar, elle a précisé, « pour les moins de 70 ans », qu’il s’agissait d’un film sur le divorce. L’histoire d’une femme qui quitte son mari et lui laisse le soin de leur enfant.

Trouvant que le roman qui a inspiré le film était revanchard envers le mouvement de libération des femmes, et que le scénario faisait fi du point de vue du personnage féminin, c’est elle-même qui a rédigé le discours que son personnage livre devant le tribunal. « Kramer vs Kramer est un film sur le féminisme et sur le ressac face au féminisme », dit celle qui a toujours milité pour les droits des femmes, notamment dans le mouvement Time’s Up !

Pour préparer son rôle dans The Deer Hunter (1978) de Michael Cimino, qui a lancé sa carrière, Meryl Streep dit avoir puisé dans sa propre jeunesse dans une petite ville du New Jersey. « Il y a des jeunes de mon école secondaire qui sont allés combattre au Viêtnam et qui ne sont pas revenus. Mon copain de l’époque est devenu héroïnomane à son retour. Je réalise à l’instant pour la première fois que Michael Cimino aussi a proposé que j’écrive certains de mes dialogues. Ça ne m’arrive pas souvent, pourtant ! »

Au sommet de son art

Formée au chant classique avant ses études de théâtre à la Yale School of Drama, Meryl Streep aime chanter dans ses films. « Mais, dit-elle, j’ai toujours préféré le rock and roll et Joni Mitchell à l’opéra. À l’école, une prof nous a obligés à chanter devant tout le groupe. J’ai choisi It’s Lonely at the Top de Randy Newman, que j’ai chantée ironiquement parce que je n’avais pas un sou. »

Elle est aujourd’hui au sommet de son art, grâce à une vérité dans l’émotion que tous les acteurs doivent lui envier. Elle doute pourtant beaucoup de ses capacités, avoue-t-elle, et croit souvent qu’elle n’y arrivera pas. « Mon mari prétend que je dis ça tout le temps ! »

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Meryl Streep sur le tapis rouge du Festival de Cannes, mardi

Dans Sophie’s Choice (1982) d’Alan J. Pakula, qui lui a valu son deuxième Oscar, elle incarnait une survivante de la Shoah. Ses yeux se voilent de tristesse lorsqu’elle en parle. « C’était difficile. Je n’aime pas y penser. »

Pour le rôle, elle a appris l’allemand et joué en anglais avec un accent polonais. L’un des nombreux accents – australien, irlandais, anglais pour The Iron Lady (2011) de Phyllida Lloyd pour lequel elle a obtenu un troisième Oscar – qu’elle a adoptés dans sa carrière, grâce à son oreille musicale.

Si je n’avais pas maîtrisé des accents, j’aurais joué une fille du New Jersey toute ma vie !

Meryl Streep

Elle a raconté pour le plus grand plaisir des spectateurs quantité d’anecdotes de tournage. Dans Out of Africa (1985) de Sydney Pollack, Robert Redford a d’abord eu du mal à lui laver les cheveux dans une rivière où traînaient des hippopotames. « Mais après cinq prises, j’étais amoureuse de lui ! C’est une scène de sexe. On voit des gens baiser au cinéma, mais c’est rarement aussi sensuel. »

Elle a joué autant dans des drames que des comédies (on vient de confirmer qu’elle sera de retour dans la prochaine saison de la série télé Only Murders in the Building) et n’a jamais cherché à faire des blockbusters. L’icône de 74 ans a connu un passage à vide au tournant des années 1990 avant de trouver le succès commercial à 58 et 60 ans, précise-t-elle, grâce à Mamma Mia ! et The Devil Wears Prada.

Elle a été l’égérie de grands cinéastes, dont Mike Nichols et Clint Eastwood, mais qu’est-ce qui fait selon elle un bon réalisateur ? « Un cinéaste assuré, passionné, qui instaure la confiance et qui a une histoire à raconter. Les plus grands rendent ça amusant en plus, mais ce n’est pas le plus important. »

Et lorsqu’il ou elle n’a pas toutes ces qualités ? « Je rentre chez moi cuisiner ! » Une reine, même au foyer.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.