Bientôt 40 ans après s'être produit pour la première fois à Montréal, Bernard Lavilliers demeure ce battant, baroudeur planétaire, fin chroniqueur de nos existences. On connaît certes sa dégaine, on continue néanmoins d'apprécier sa mise en rimes des enjeux les plus criants auxquels les humains doivent faire face.

Aujourd'hui comme hier, Lavilliers parcourt la planète afin de s'en inspirer. Ses prochaines destinations sont la Sibérie (en train mythique) et l'Argentine où il passera six mois en 2019.

À Québec et à Montréal, le chanteur français termine un long cycle de concerts, qui fait suite à 5 minutes au paradis, 21e album studio sorti en septembre 2017.

En toute générosité, aussi en toute exubérance, la pièce d'homme est devant nous. Profitons de l'occasion, car sa dernière présence remonte au milieu de la décennie précédente.

Au moment de cette rencontre dans la chambre d'un hôtel chic du centre-ville, Bernard Lavilliers sort d'une séance de boxe au gymnase. Les toxines d'une soirée bien arrosée la veille sont évacuées, assure-t-il. On peut le croire. Il ne fait vraiment pas ses 72 ans: port viril, esprit vif, réparties limpides, verbe expansif.

Qui plus est, son personnage d'aventurier semble s'être défait de sa dimension caricaturale. Lorsqu'un tel chanteur dure pendant 40 ans et réussit un album aussi solide que 5 minutes au paradis, nous ne sommes ni dans la nostalgie ni dans la restauration, encore moins dans la pâle copie de soi-même.

Nous y voilà.

Comme on l'avait noté l'an dernier à sa sortie, l'opus dont il est question est très arrangé. Lavilliers en est le principal auteur et compositeur, mais plusieurs professionnels de haut niveau ont mis la main à la pâte: Fred Pallem, Benjamin Biolay, Pascal Arroyo, Clément Daumic, Jeanne Cherhal, Romain Humeau, Florent Marchet, Michael Lapie, Xavier Tribolet, Feu! Chatterton, on en passe.

Ces chansons creusent le sillon Lavilliers, convié ici à fournir quelques descriptions sommaires. Chansons rock, chansons jazzy, reggae, brésiliennes, généralement d'esprit rock. Le chanteur, parolier et mélodiste y tient.

«La chanson intitulée Bon pour la casse a été faite avec le groupe Feu! Chatterton», fait-il observer, question de rappeler son allégeance au rock littéraire. «Ces mômes ont le sens de la nuance, ils sont très intelligents. Et ils s'intéressent à la poésie pour de vrai...»

Notre interviewé convient que son album est très arrangé, mais...

«C'est plus rock sur scène : guitares, basse, batterie, Fender Rhodes, Hammond B3, trompette, etc. Je n'ai pas encore fait la set list, remarquez, je dois d'abord ressentir les vibrations du Québec. Je peux choisir parmi une quarantaine de chansons.»

Alors? Demandons-lui de suggérer quelques titres potentiels, tirés du nouvel album.

«Je pourrais commencer avec La Gloire, dont le texte est de Pierre Seghers. Il n'était pas conçu pour être mis en musique... mais c'est celui qui m'a plu. Ce texte fut écrit pendant la guerre coloniale d'Algérie, il peut aussi s'appliquer à celle de Daech. Pour une cause, n'importe laquelle, quiconque se met à flinguer des innocents est une ordure.»

Après La Gloire, Lavilliers pourrait fort bien interpréter Croisières méditerranéennes, où les navires de luxe et les embarcations de fortune voguent en parallèle.

«Je suis impliqué dans SOS Méditerranée et j'ai contribué au financement de l'Aquarius, ce bateau qui sauve les migrants des eaux. Dans cette chanson, je me moque de ces mecs qui se paient la croisière en costard et qui prennent les mêmes routes que celles des migrants risquant leur vie en zodiac.»

«Jusqu'à maintenant, on estime que 35 000 personnes sont mortes durant ces tentatives qui coûtent les économies d'une vie pour quitter l'Afrique ou certaines zones du Moyen-Orient», rappelle-t-il.

Toujours au chapitre des ordures de l'humanité, il pourrait bien entonner la chanson-thème de son dernier opus.

«5 minutes au paradis... avant que le diable n'apprenne ta mort! C'est le récit d'une saleté d'homme qui se retrouve au paradis par erreur d'aiguillage. C'est surtout ce rappel: tant de guerres sont menées par des mercenaires sans scrupules. Prenez Academi [autrefois Blackwater], cette société militaire privée peut compter sur 50 000 hommes.»

Dans le même esprit, Lavilliers pourrait revenir sur la tragédie du Bataclan, Vendredi 13.

«Il se trouve toujours des gens qui veulent tuer la liberté - Le Gibet de Montfaucon, L'Inquisition, les assassins de la Commune de Paris, les chemises brunes... Des atrocités ont été commises par des mecs manipulés, souvent d'anciens voyous en quête de rédemption. Fous, violents et idiots, hommes de main.»

Le parolier exprime son vague à l'âme dans Montparnasse-Buenos Aires ou dans Paris la grise

«La première rappelle les artistes venus de partout à Paris, dans les années 1900-1920, notamment ceux d'Amérique latine. Ce n'est pas vraiment de la nostalgie, ce n'est pas non plus de la mélancolie. Comme disait Ferré, la mélancolie est un désespoir qui n'a pas les moyens! Quant à Paris la grise, c'est une autre chanson écrite dans un décor moderne, qui rappelle ses poètes, de Paul Verlaine à François Villon.»

Lavilliers pourrait aussi entonner Muse, «qui n'est pas une chanson d'amour, mais bien une chanson sur l'inspiration. Si jamais tu te casses, si jamais tu te tires ailleurs, si jamais tu te lasses de ma voix et de ma chaleur, si jamais tu t'en vas, sans un mot en douceur, je serai sur tes pas, je suivrai ton odeur...»

Après avoir pigé dans sa quarantaine de titres, le chanteur pourrait fort bien conclure avec L'Espoir, la dernière au menu de son plus récent album, interprétée en studio avec Jeanne Cherhal.

«C'est pour me faire pardonner d'en avoir écrit des sombres! L'espoir, vous savez, ça se mérite. Je suis un optimiste qui a de l'expérience. Plus c'est la merde, plus je lutte. L'engagement dans le contexte actuel, ça a quand même de l'intérêt.»

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Au Palais Montcalm ce soir, à l'Olympia de Montréal jeudi.