Avez-vous remarqué le nombre de vieux pianos à donner sur les réseaux sociaux ? C’est fou ! Ces instruments faits de bois, de métal et d’ivoire, qui ont jadis été une source de bonheur dans les maisons québécoises, sont condamnés à disparaître. Et malheur à ceux qui tentent de prolonger leur vie. Un parcours du combattant les attend.

Line Maisonneuve a vécu une véritable saga en voulant offrir un piano qu’elle possédait depuis 35 ans. Il s’agissait d’un Lindsay datant de 1910. Le magasin C.W. Lindsay & Co., qui était situé rue Sainte-Catherine au tournant du XXsiècle, achetait des pianos Lesage et Craig et les vendait sous son nom. « Le mien a appartenu tour à tour à deux tantes, Andrée et Jeannette, avant que j’en prenne possession », m’a-t-elle raconté.

PHOTO FOURNIE PAR LINE MAISONNEUVE

Le piano de Line Maisonneuve, un Lindsay datant de 1910

Cette Montréalaise a récemment vendu le duplex où elle habitait. La transaction a été conclue en quelques jours. Il a fallu qu’elle vide rapidement sa demeure. Au départ, elle a souhaité conserver son piano et le transporter dans sa résidence d’Eastman. Coût du déménagement : 1200 $. « Il aurait été installé dans la verrière où il fait très chaud et les pianos n’aiment pas la chaleur, explique-t-elle. Ça fait craquer la table d’harmonie. »

Elle fait donc savoir sur divers canaux de communication, dont Marketplace, qu’elle veut l’offrir gratuitement. Mais avant cela, elle prend contact avec un technicien afin de s’assurer qu’il est en bon état. « Il m’a dit qu’il pouvait encore avoir son entretien régulier et qu’il pouvait être accordé. » Je précise que dans le passé, l’instrument a fait l’objet de travaux de restauration qui ont coûté près de 2000 $.

Line Maisonneuve communique également avec des écoles, des RPA et des centres communautaires. Elle tente, sans succès, de prendre contact avec l’organisme Pianos publics Montréal chargé de disposer ces instruments aux quatre coins de la ville dans des lieux publics. Ces démarches ne donnent rien. « Plus le temps avançait et plus c’était un stress épouvantable », me confie-t-elle.

En désespoir de cause, elle offre de payer la moitié du déménagement. Oui, vous avez bien lu. « Je ne pouvais pas imaginer que ce piano finisse ses jours sur le trottoir, dit-elle. Je voulais que quelqu’un d’autre en profite. »

Dans cette histoire, c’est ce que je trouve le plus beau. Line Maisonneuve voulait que son instrument puisse rendre heureux quelqu’un d’autre. Elle souhaitait offrir à son piano la suite de son épopée, un peu comme celle du Violon rouge de François Girard.

PHOTO FOURNIE PAR LINE MAISONNEUVE

Le piano de Line Maisonneuve sur le trottoir. Heureusement, il n’y est pas resté longtemps !

La publication qu’elle met sur Facebook devient virale. Line reçoit des tonnes de messages. Des gens posent des questions, font miroiter l’idée qu’ils vont le prendre avant de finalement dire que ça ne les intéresse pas. Certains proposent à Line Maisonneuve de récupérer le piano pour l’apporter… « à la scrap ».

« Une fille est venue chez nous. Elle a joué pendant 45 minutes. Elle m’a dit qu’elle le voulait absolument. Finalement, elle a changé d’idée. »

Au bout de cinq semaines de déceptions et de frustration, un résidant du quartier où vivait Line Maisonneuve se pointe. Il a un coup de foudre pour l’instrument. Les coûts du déménagement, d’un rez-de-chaussée à un autre, sont fixés à 400 $. L’opération est épique. « Le piano pèse 400 kilos, précise Line Maisonneuve. Ils étaient seulement deux déménageurs. »

Le piano qui a ensoleillé la famille de Line Maisonneuve durant des décennies a finalement trouvé un nouveau propriétaire. « L’un des déménageurs était ukrainien et l’autre russe, dit-elle. J’ai trouvé cela symbolique. »

Cette vague d’abandon des vieux pianos ne date pas d’hier. Lourds, encombrants et nécessitant des soins appropriés, ils sont souvent perçus comme une source de problèmes.

Ce phénomène, Isabelle Lamontagne, propriétaire de L’as du piano, l’observe depuis des années. Spécialisée en déménagements de piano, son entreprise va régulièrement récupérer ces vieux instruments. Parfois, on tombe même sur des pianos mécaniques qui ont un jour inspiré Claude Léveillée.

« Y a pas tellement longtemps/Vous vous rappelez au temps du guignol, de la dentelle ? On se soûlait le dedans de pathétique/C’était la belle époque du piano nostalgique »

Devant cette surabondance de dons de pianos, un employé de L’as du piano a eu l’idée de créer Piano au suivant, un organisme qui récupère et offre gratuitement des pianos (le donneur et le nouveau propriétaire doivent toutefois payer les frais de ramassage et de livraison). Isabelle Lamontagne reçoit beaucoup de demandes. « Nos entrepôts sont pleins actuellement, dit-elle. Nous avons même une liste d’attente »

Je me suis arrêté il y a quelques semaines dans un magasin de pianos. C’est fou comme les technologies ont évolué. Ils sont plus petits, plus légers, et leur son demeure étonnamment bon. Et puis, les claviers numériques ont une fonction qui favorise leur présence dans un appartement. « Oui, je sais, on peut mettre des écouteurs, dit Line Maisonneuve. Mais moi, j’aimais bien entendre mes enfants répéter au piano. Ça créait une certaine ambiance. »

Il fut un temps où chaque famille québécoise, ou presque, possédait un piano. Il y avait toujours un enfant plus doué que les autres qui devenait le pianiste du clan. L’instrument était une source de gaieté, un signe de vie. Tout cela disparaît. TikTok a gagné la bataille contre Für Elise de Beethoven.

Je ne peux m’empêcher de faire un lien entre la disparition des pianos des foyers familiaux et la place en chute libre de la musique dans nos écoles. On dirait que l’apprentissage de la musique ne compte plus.

Comprenez-moi bien, je ne veux pas jouer au nostalgique dépassé. Si j’étais père, je voudrais sans doute que mes enfants suivent des cours de danse hip-hop. Mais je voudrais aussi que des instruments de musique traînent dans la maison, même s’ils sont gros et encombrants.

La présence d’une batterie ferait toutefois l’objet d’une grosse négociation.