Arlette Cousture s’est assise au fond de la régie. L’autrice venait découvrir comment Les filles de Caleb, la fabuleuse histoire qu’elle a imaginée au milieu des années 1980 et qui a trituré le cœur de millions de Québécois, allait revêtir un nouveau manteau, celui de la musique.

Derrière la vitre qui était devant elle, il y avait les musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal. Installée devant le pupitre, la cheffe Dina Gilbert a donné quelques indications. Puis, elle a levé les bras. Les violons se sont élancés, suivis des violoncelles, des vents, des percussions.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

La cheffe Dina Gilbert dirigeant les musiciens lors d’une séance d’enregistrement des Filles de Caleb symphonique

Les visages d’Émilie et d’Ovila sont apparus. Ceux de Caleb, Félicité, Napoléon, Célina, Dosithée et Charlotte aussi. Les paysages sombres et sauvages de la Mauricie se sont profilés à l’horizon. La douloureuse passion des amants les plus célèbres de notre littérature et de notre télévision s’est fait entendre.

Je me suis tourné vers Arlette Cousture. Ses yeux étaient pleins d’eau.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Arlette Cousture, émue, assistant à la séance d’enregistrement

Ce que je vous raconte là, je l’ai vécu le 3 juin dernier lorsque j’ai assisté dans un laboratoire studio de l’Université McGill à l’une des séances d’enregistrement des Filles de Caleb symphonique, un projet mené jusqu’ici dans le plus grand secret.

« Ça m’a émue, car je me suis revue seule, chez moi, en train d’écrire ce roman », m’a confié Arlette Cousture lors d’une pause. « La première phrase que j’ai allongée, c’est : “Caleb revint de l’étable.” Je me suis dit : “Ouain, t’iras pas loin avec ça.” Je découvre maintenant cette musique et je me dis que ça ne se peut pas, cette affaire-là. »

Cette idée de transformer Les filles de Caleb en œuvre symphonique, on la doit au producteur Nicolas Lemieux.

Ma mère aimait beaucoup cette série. Je la regardais avec elle. Je trouve que c’est une œuvre importante. J’ai voulu la ramener dans la mémoire du public en créant quelque chose d’unique et de beau.

Nicolas Lemieux, producteur des Filles de Caleb symphonique

Le producteur et directeur artistique a confié au compositeur Blair Thomson la lourde responsabilité de créer une œuvre musicale inspirée de cette trame. Celui à qui l’on doit Riopelle symphonique s’est lancé dans cette aventure non sans un certain stress. On ne s’empare pas d’une œuvre qui a autant frappé l’imaginaire des Québécois avec désinvolture.

Son premier défi a été d’inclure le souvenir des inoubliables musiques que Richard Grégoire a composées pour la série télé qui a été vue par 3 600 000 téléspectateurs en 1990-1991. Blair Thomson, tout en signant une œuvre très personnelle, a atteint cet objectif. Il rappelle subtilement les inimitables violons grinçants de Richard Grégoire qui annonçaient tous les jeudis soir, à 20 h, le drame, la passion, mais aussi la déraison qui s’offraient à nous, toutes générations confondues.

Extrait d’ouverture des Filles de Caleb symphonique
0:00
 
0:00
 

« C’est fascinant, cette démarche », m’a dit Richard Grégoire, présent à cette séance d’enregistrement. « Il est parti de la musique de quelqu’un d’autre pour en faire sa propre musique. Le résultat est franchement étonnant. »

Richard Grégoire m’a parlé de l’inspiration qui l’a amené à créer, il y a 35 ans, des musiques que l’on peut aujourd’hui identifier en cinq secondes. « Quand j’ai composé ces musiques, j’avais en tête que tout le monde savait que ça allait mal finir. Ça m’a guidé. »

Lorsque Nicolas Lemieux a pris contact avec Richard Grégoire pour lui dire qu’il voulait créer une œuvre musicale inspirée des Filles de Caleb, le compositeur a d’abord été hésitant. « Même si c’est une nouvelle création, je voulais absolument avoir son autorisation, dit le producteur. Il m’a finalement répondu que si Arlette était d’accord, c’était OK. »

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Le producteur Nicolas Lemieux, le compositeur Richard Grégoire et l’autrice Arlette Cousture

Au fil du temps, Richard Grégoire a oublié cette proposition. Aussi, il est tombé à la renverse lorsque Nicolas Lemieux l’a rappelé au bout de huit mois pour lui dire que l’œuvre était composée. « Arlette m’a téléphoné et m’a dit qu’elle était sur le cul, raconte le compositeur. Je l’étais aussi. »

Certains seront tentés d’accoler des passages de l’œuvre de Blair Thomson à certaines scènes du roman ou de la série. Arlette Cousture n’a pas fait cet exercice.

Je me suis plutôt abandonnée à l’ambiance générale de l’œuvre. Cette histoire d’amour grince. Et c’est ça que j’ai senti.

Arlette Cousture, autrice des Filles de Caleb

Ainsi donc, après le roman, la série télé et un « opéra folk » imaginé par Michel Rivard et Micheline Lanctôt, en 2011, voilà que Les filles de Caleb, dont on soulignera le 40e anniversaire du roman et le 35e anniversaire de la série télévisée en 2025, revivront d’abord en musique grâce à un disque qui va paraître cet automne. Puis, comme Nicolas Lemieux aime voir les choses en grand, l’œuvre sera transposée à la scène l’année suivante.

Extrait du thème d’Ovila des Filles de Caleb symphonique
0:00
 
0:00
 

« Sur disque et sur scène, il y aura la présence de trois chanteurs, m’explique-t-il. Une chanteuse classique, une interprète populaire et un slameur. » Et où allons-nous retrouver la présence d’Ovila et d’Émilie ? « Ils seront représentés par deux violoncelles, ajoute le producteur. Je ne vous en dis pas plus. »

Nicolas Lemieux caresse l’idée de faire une œuvre cinématographique à partir du spectacle, exactement comme il l’a fait pour Harmonium symphonique.

Avant de quitter le groupe, j’ai soumis à Arlette Cousture une question qu’elle avait sans doute entendue un million de fois, ai-je pensé. Étonnamment, non. Pourquoi cette œuvre a-t-elle autant marqué le public ? « Ouf ! Je ne sais pas quoi répondre à cela. Si je le savais, j’en ferais une autre pareille. Je pense que les gens ont aimé l’authenticité. Il n’y avait pas de sauce dans ce roman. Les sentiments étaient vrais. C’est tout. »

Des histoires avec des sentiments vrais, même s’ils font atrocement mal, auront toujours le dessus sur les autres. C’est ce qui fait qu’une œuvre traverse le temps. Et qu’elle peut se permettre d’emprunter d’autres visages.

Consultez le site sur l’œuvre musicale