À l’occasion du centenaire de la ligne ferroviaire reliant Oslo à Bergen, en Norvège, la télévision publique NRK a diffusé en 2009 l’intégralité de ce magnifique trajet de train de plus de sept heures, du seul point de vue du conducteur. Le public, étonnamment, était au rendez-vous. On considère que c’est ainsi que la « Slow TV » scandinave est née, il y a 15 ans.

Sur la même chaîne, deux ans plus tard, on a télédiffusé en continu pendant cinq jours le parcours d’un paquebot qui longeait les fjords majestueux de l’ouest de la Norvège. Quelque 3,2 millions de téléspectateurs y ont jeté un coup d’œil, c’est-à-dire le tiers de la population norvégienne…

D’autres émissions de « télévision lente » ont depuis fait fureur sur les ondes de la NRK grâce à des images de paysages bucoliques, mais aussi à un banal feu de foyer ou à toutes les étapes du tricot, de la tonte du mouton jusqu’à la dernière maille du cardigan.

Depuis six ans, la télévision publique suédoise diffuse pendant deux semaines, sans interruption, La grande traversée des élans qui, comme son nom le laisse présager, met en scène des orignaux qui migrent vers de nouveaux pâturages. Un Suédois sur dix est à l’écoute, à la télévision traditionnelle ainsi que sur différentes plateformes numériques. À ces 20 millions de vues s’ajoutent des publics d’autres pays européens.

La « Slow TV » a des vertus pour la santé, selon les experts, offrant aux téléspectateurs l’occasion de se détendre et de méditer. Alors pourquoi est-ce que j’entends si souvent des gens maugréer devant une émission de télévision qu’ils jugent trop lente ?

Je ne parle pas, en l’occurrence, d’émissions traitant de la transhumance de cervidés ou de transport ferroviaire, mais bien de téléséries de fiction conventionnelles, qui profitent du format long qui leur est imparti pour prendre le temps – comme le chante Léandre – de bien camper leurs personnages et leurs intrigues.

Le principal intérêt de la télésérie, lorsqu’on la compare au cinéma, est justement ce luxe du temps, qui permet d’approfondir la psychologie des personnages, d’évoquer un passé trouble, des épreuves surmontées, des bonheurs évanouis ou de simplement révéler au compte-gouttes des indices de ce qui attend au détour le téléspectateur dans les prochains épisodes.

La série n’est pas contrainte à la concision, au condensé ou aux ellipses comme peut l’être le long métrage. Au sommet de son art, elle propose d’apprécier les complexités de l’expérience humaine, dans ce qu’elle a de plus beau et de plus laid, de plus simple et de plus difficile, de plus joyeux et de plus torturé.

Prenez par exemple Ripley, splendide série de Steven Zaillian diffusée sur Netflix, d’après l’œuvre de Patricia Highsmith. Pendant tout le premier épisode, on découvre Tom Ripley (Andrew Scott), ses stratagèmes de faussaire, sa vie de mensonges et de misère dans une chambre miteuse de New York. Il quitte son quotidien sans débouchés pour l’aventure d’une traque sur la côte amalfitaine, à la faveur d’une rencontre avec un riche homme d’affaires qui veut retrouver son fils. Mais seulement vers la fin de l’épisode.

Plusieurs ont trouvé que Ripley, télésérie monochrome qui s’inspire du film noir, mettait du temps à « décoller ». Pourquoi faudrait-il qu’une série décolle ? Pourquoi ne pourrait-on pas savourer, dans cette retenue, dans cette langueur, dans ce rythme indolent imposé, la richesse d’un récit qui épouse sous la forme d’une série, encore davantage que les films qui en ont été tirés (The Talented Mr Ripley d’Anthony Minghella, Plein Soleil de René Clément), l’essence du roman de Patricia Highsmith ?

Ripley n’est bien sûr pas de la « Slow TV » au sens où l’entendent les Scandinaves. Ce n’est peut-être pas non plus de la « téléscargot », comme le diraient des Français. C’est de la « Slow TV » à l’américaine, au même titre que les séries The Wire, Six Feet Under ou Succession.

De la télévision parfois contemplative, qui mise davantage sur les personnages, leurs tourments, leurs zones d’ombre ou leurs ambitions, que sur de constants ressorts dramatiques et revirements de situation.

Les Américains, justement, diraient que ces séries sont « character driven » (centrées sur les personnages), par opposition à « plot driven » (centrées sur l’intrigue). Ripley appartient aux deux catégories, même si ses deux premiers épisodes – de 50 minutes chacun – servent essentiellement à nous faire comprendre qui est le mystérieux personnage au cœur de l’intrigue.

Évidemment qu’une série de huit épisodes d’environ une heure racontant peu ou prou la même histoire a un rythme plus lent qu’un film de 2 h 20. Le dernier épisode de Ripley à lui seul dure 76 minutes. Ce n’est pas en revanche parce qu’une série « prend son temps » qu’elle est ennuyeuse. Ce n’est pas parce qu’elle étire le plaisir qu’elle étire la sauce.

Une série, de toute façon, n’a pas le loisir d’ennuyer. Surtout pas avec un public aussi impatient. C’est une grande et rare vertu que la patience, écrivait André Gide. Elle permet d’apprécier une œuvre à sa juste valeur. Que ce soit Ripley… ou un feu de foyer à la télé.