Depuis des années, peintres, photographes et autres artistes affluent sur Instagram pour y publier leurs œuvres et se faire connaître. Aujourd’hui, nombre d’entre eux s’en séparent pour empêcher Meta, qui possède Instagram, d’utiliser leur art pour entraîner ses modèles d’intelligence artificielle (IA).

Ils dénoncent Meta sur leurs comptes, où nombre d’entre eux annoncent qu’ils migrent sur Cara, un portfolio en ligne pour artistes qui proscrit les créations et l’entraînement d’IA. En mai, un cadre de Meta a déclaré que l’entreprise considérait toute publication Instagram comme pouvant servir à entraîner son IA. Peu après, Meta a signifié aux utilisateurs européens que leur matériel sera utilisé à cette fin dès le 26 juin. Il n’y a pas moyen de refuser, bien que la loi européenne permette un recours sur l’utilisation des données personnelles.

Selon les entreprises d’IA, la quasi-totalité de l’internet public peut servir à entraîner l’IA… qui pourrait remplacer les auteurs, musiciens et artistes visuels ayant créé ces « données d’entraînement ».

La tension monte et les artistes sont pris à la gorge : ils ont besoin des applis Meta pour se donner une visibilité, mais ils ne peuvent pas empêcher l’IA de vampiriser leurs œuvres. Certains affirment être déjà près de perdre leur gagne-pain.

Transfuges d’Instagram

Selon la fondatrice de Cara, Jingna Zhang, sa plateforme est passée de 40 000 à 650 000 utilisateurs la semaine dernière. À un moment donné, elle a été au cinquième rang des applications les plus téléchargées, selon Apple. On ne sait pas si cet exode aura un effet sur Meta.

Consultez le site Cara (en anglais)

« J’en perds le sommeil », dit Mme Zhang, photographe et défenseuse du droit des artistes. « On ne s’attendait pas à ça. »

De nombreux artistes, dont Mme Zhang, poursuivent en justice Google, Stability AI et d’autres sociétés d’IA, les accusant d’entraîner leurs systèmes avec des contenus en ligne, dont certains sont protégés par le droit d’auteur. Des auteurs et des éditeurs, dont George R. R. Martin (Trône de fer) et le New York Times, font de même. Selon les défenderesses, cet usage est permis par la doctrine de l’« utilisation équitable », qui autorise le remixage et l’interprétation de contenus existants.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE CARA

Cara, une plateforme gratuite, a planté plusieurs fois cette semaine, débordée par les inscriptions en masse de centaines de milliers de transfuges d’Instagram.

En attendant, les artistes s’efforcent de protéger leurs œuvres futures, se fiant à des solutions de rechange qui n’ont pas encore fait leurs preuves.

Cara, lancée gratuitement en janvier 2023, est toujours en cours de développement et a planté plusieurs fois cette semaine, débordée par les inscriptions, dit Mme Zhang. Offerte sur iOS, Android et sur le web, sa page d’accueil ressemble à celle d’Instagram, avec des boutons « j’aime », « je commente » et « je republie ».

L’artiste Eva Redamonti a examiné « quatre ou cinq » solutions de rechange à Instagram, mais trouve difficile d’évaluer laquelle protège le mieux ses intérêts. Selon Ben Zhao, professeur d’informatique à l’Université de Chicago, plusieurs applications ont attiré les artistes avec de fausses promesses, se révélant rapidement être des « fermes d’IA » où leurs œuvres sont moissonnées (c’est le terme technique). M. Zhao et sa collègue Heather Zheng ont créé l’outil Glaze – intégré à Cara –, censé protéger le travail des artistes contre les imitations d’IA.

Cara interdit aux utilisateurs d’y publier des créations d’IA tant que les « problèmes éthiques et de confidentialité des données » n’ont pas été résolus.

Cara utilise l’outil de détection de l’entreprise d’IA Hive pour pincer les contrevenants et appose sur chaque image téléchargée l’étiquette NoAI pour décourager le moissonnage. Mais en fait, il n’y a aucun moyen d’empêcher les sociétés d’IA de se servir.

Selon certains artistes, l’IA leur a déjà pris des revenus.

Il y a 10 ans, Kelly McKernan – une illustratrice de Nashville – a rejoint Facebook et Instagram, qui sont vite devenus la meilleure source de clients. Mais de 2022 à 2023, ses revenus tirés de cette vitrine ont chuté de 30 %, alors que les images générées par IA proliféraient sur l’internet. L’an dernier, elle a tapé son nom dans Google : le premier résultat était une image générée par IA imitant son style.

Mme McKernan et deux autres artistes poursuivent en justice des sociétés d’IA, dont Midjourney et Stability AI.

Conditions d’utilisation

Allie Sullberg, illustratrice indépendante, a migré sur Cara cette semaine, suivant l’exemple de nombreux amis artistes qui ont dénoncé Meta et déserté Instagram. Elle se dit ulcérée que Meta présente ses produits d’IA comme des outils pour créateurs, alors qu’ils ne profitent en rien de l’utilisation de leurs œuvres pour entraîner l’IA.

PHOTO LIONEL BONAVENTURE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des artistes reprochent à Meta de se retourner contre les créateurs de contenu.

Les conditions d’utilisation des applis Meta précisent que tout utilisateur accepte la politique de l’entreprise en matière d’IA. Or, Mme Sullberg dit avoir rejoint Instagram en 2011, 10 ans avant le lancement en 2021 du premier modèle d’image générative grand public DALL-E d’OpenAI.

Selon Thomas Richards, porte-parole de Meta, l’entreprise n’offre pas d’option de retrait. « Selon l’endroit où ils vivent […] et les lois locales sur la protection de la vie privée […], les gens peuvent s’opposer à l’utilisation de leurs informations personnelles pour construire et former l’IA », dit-il.

Jon Lam, artiste de jeux vidéo et militant pour les droits des créateurs, a cherché durant des heures sur Instagram un moyen de soustraire ses œuvres à la vampirisation au profit de l’IA. Il a trouvé un formulaire, mais il ne s’applique qu’aux utilisateurs européens, qui sont protégés par une loi sur la vie privée. M. Lam affirme ressentir « colère et fureur » à l’égard de Meta et d’autres sociétés d’IA.

Ces entreprises se retournent contre leurs clients. On nous a faussement promis que les réseaux sociaux servaient à rester en contact avec la famille et les amis en partageant ce qui nous arrive dans la vie.

Jon Lam, artiste de jeux vidéo

« Dix ans plus tard, c’est devenu juste une plateforme qui sert à récolter des données » pour nourrir leur IA.

Mme McKernan dit espérer que les grands procès intentés par les créateurs inciteront les entreprises d’IA à modifier leurs politiques.

« C’est la complaisance qui permet à des sociétés comme Meta de continuer à traiter comme elles le font les créateurs de contenu – ceux-là mêmes qui leur font gagner de l’argent », dit-il.

Cet article a été publié à l’origine dans le Washington Post.

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