Dans la série balado Juste entre toi et moi, des artistes ouvrent les portes de leurs souvenirs, de leurs réflexions et de leurs rêves, le temps d’un entretien sans presse.

(Rouyn-Noranda) On est où ici ? « Au paradis », répond Richard Desjardins, attablé dans la cuisine de son « campe », un dimanche après-midi de mai. « C’est mon paradis à moi, dans le bois, pas loin de Rouyn, en pleine forêt boréale. Je suis arrivé icitte il y a 70 ans. »

Certains qualifient de « campe » le chalet monstre, avec garage double et spa 12 places dans lequel ils se prélassent l’été. Le campe de Richard Desjardins, lui, est un vrai de vrai campe, construit au bout d’un chemin forestier sinueux comme des montagnes russes, les arbres de chaque côté en plus.

À l’intérieur, le strict minimum : un lit, une table, une chaise couverte d’une serviette blanche où trône une guitare, avec laquelle le propriétaire des lieux écrit des chansons qui donneront peut-être un jour un nouvel album, il y a de l’espoir. Lecture de toilettes : un exemplaire écorné du Livre du colon ou Comment s’installer sur une terre pour presque rien.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Richard Desjardins, en entrevue dans son campe

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Et au fond de la pièce, une porte s’ouvrant sur un quai, qui lui-même donne sur le lac Vaudray, qui lui-même s’ouvre sur l’éternité.

Richard Desjardins a 6 ans lorsque son père, un surintendant des opérations forestières, entraîne toute sa famille dans ce bois si dense qu’après une première journée sur place, le garçon, maintenant âgé de 76 ans, n’a pas encore remarqué que derrière tous ses arbres se cache un des plus beaux lacs de l’Abitibi.

Le chanteur en devenir ignore alors encore tout des secrets du bois. Parce que malgré ce que sa légendaire défense de la forêt pourrait laisser croire, Richard Desjardins n’aurait pas pu grandir dans un milieu plus différent de cette nature immaculée.

La maison de son enfance était située, « en dessous de la boucane », à environ 500 mètres de la mine de cuivre autour de laquelle Noranda a été fondé. Là où se trouve toujours la Fonderie Horne, celle des émissions d’arsenic à cause desquelles Rouyn-Noranda se faufile souvent jusque dans l’actualité.

« Le feu a pogné »

Ce n’est pourtant qu’une quarantaine d’années plus tard, « autour de 1993, 1994 », que naîtra sa conscience de la précarité de nos forêts, premier bourgeon de ce qui mènera en 1999 à la création du documentaire choc L’erreur boréale, qui célèbre son 25anniversaire.

Un jour, son père l’invite à venir voir de ses yeux ce qui se trame pas loin, à cinq ou six kilomètres du campe, là où une abatteuse abat tout sur son passage. « C’était comme s’ils construisaient un aéroport international », n’a pas oublié Desjardins, encore ahuri. « Il ne restait plus rien. »

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Richard Desjardins lors de l’enregistrement de l’épisode

Il finira par attirer l’attention de l’homme derrière la machine. « Je m’en rappelle très bien », raconte-t-il avec son sens du détail qui tue. « Il avait ses écouteurs, et quand il les a enlevés, ça jouait du Led Zeppelin à planche. » Pas du Desjardins.

« Juste pour te dire qu’en bas de la côte, il y a un ruisseau et tu t’en vas dedans », le préviendra Richard. « C’est un des ruisseaux les plus importants qui alimentent le lac où est-ce que j’ai mon campe. » Réponse implacablement nonchalante de l’homme derrière la machine : « Ben, je le saurai ben quand je serai dedans. » Colère intacte dans les yeux de Desjardins. « Dans ma tête à moé, le feu a pogné. » Mais pas le même genre de feu que dans Un beau grand slow.

En interrogeant les représentants du gouvernement et de l’industrie forestière, « la pauvreté des réponses nous a choqués », souligne-t-il au sujet du tournage de L’erreur boréale, un film qui secouera tout le Québec.

Un quart de siècle plus tard, les victoires de l’Action boréale, l’organisme fondé dans la foulée du documentaire, sont réelles : la proportion d’aires protégées, en Abitibi-Témiscamingue, est passée de 0,6 % en 2000 à 9,4 % en 2015.

Mais son cofondateur invite à la vigilance et, en homme n’ignorant pas l’oblitérateur pouvoir des mots, observe que de « prélever une tige », comme on préfère le dire aujourd’hui, c’est encore couper un arbre. « Les compagnies forestières, si elles pouvaient ramasser toute la forêt de l’Abitibi en une nuit avec la même machine, elles ne se gêneraient pas. »

« Ça se disait pas »

Richard Desjardins a 14, 15 ans lorsqu’un soir, au collège où il étudie, arrive de la grande visite : Monique Leyrac. « Elle a commencé à chanter et je suis tombé sous son charme. Un état de choc », se souvient-il.

Quand elle a fait La Manikoutai, je me suis dit : « S’il y a moyen, c’est ce que j’aimerais faire dans la vie, écrire des tounes de ce calibre-là. »

Richard Desjardins

Depuis, Richard Desjardins a assurément écrit au moins quelques tounes de ce calibre-là, dont plusieurs contenues sur Tu m’aimes-tu ? (1990), son chef-d’œuvre de deuxième album qui vient de bénéficier d’une réédition vinyle.

Parmi le gros calibre de ce disque mythique : Nataq, une traversée des continents en forme de poème épique et en alexandrins. Combien d’heures à bûcher pour défricher tant de beauté ? À peu près trois ans. Et Le bon gars, elle ? Seulement quatre jours de travail. Richard rit. « Les plus populaires, qui me font gagner ma vie, ont été écrites d’un coup sec. »

Quant à la chanson-titre, Desjardins en a récolté la matière première en tendant l’oreille, tout simplement. « “Tu m’aimes-tu ?”, un gars disait pas ça, dans le temps, se remémore-t-il. Un homme, ça considérait l’amour d’une femme comme quelque chose qui allait de soi.

« Mais je l’entendais souvent. C’est de même que je récoltais mon stock, en écoutant le monde parler, et je m’apercevais comment un homme pouvait s’éprendre d’une femme sans trop lui poser de questions. Moi, je me suis dit : OK, je vais y aller à fond, il va en poser, des questions : “Pourquoi tu m’aimes moé ? Tu pourrais ben en aimer un autre !” C’est ça, la question. Et elle est universelle. »

Trois citations tirées de notre entretien

À propos des incendies de forêt de l’été 2023

« L’été passé, je me suis dit : “Si le feu pogne, je sors par où ? Il n’y a pas de getaway.” C’était la première fois que je pensais à ça. Parce que la foresterie qu’on fait va multiplier les feux. Et pour le reste, pour la planète, on le sait ben que c’est tout foutu. Dans L’Existoire [album de 2011], je parle d’un homme dans une mer de chars. Partout où tu vas sur la terre, t’es tout le temps dans une mer de chars. »

À propos des commandites du milieu culturel par les sociétés minières

« Ils ont toujours essayé d’avoir une bonne image, par rapport à ce qu’ils ont contaminé le territoire, ce qui est épouvantable, faque ils vont subventionner les artistes, ceux qui projettent les images de leur ville. […] Ils rentrent jusque dans les concours de poésie, s’il faut. C’est outrancier. C’est un gros masque théâtral, la domination des scènes culturelles d’ici. »

À propos des nombreux personnages de bums dans ses chansons

« Rouyn-Noranda, c’était une ville intense. Il y avait plus d’argent dans ces villes-là qu’ailleurs. Tu pouvais travailler facilement, faire de la bonne argent. T’as 17, 18 ans, tu sors, tu vas t’acheter de la dope un peu, tu vas écouter de la musique rock. C’était tous des personnages très colorés, très distincts. C’était magnifique. À Rouyn, en 1960, il y avait une vingtaine d’hôtels avec une vingtaine d’orchestres. On se promenait de l’un à l’autre. Ç’a été une éducation musicale extraordinaire. La place était mélomane. »