(Monrovia, Californie) Le labo de Terray Therapeutics est une ruche d’automatisation miniaturisée. Des robots portant des minitubes de fluides vrombissent vers leurs stations. Des scientifiques portant blouses bleues, gants stériles et lunettes de protection surveillent les machines.

Mais la véritable action se déroule à l’échelle nanométrique : des protéines sont mélangées à des molécules chimiques sur des puces de silicium, dont le fond a la forme de moules à muffins. Chaque interaction – il y en a des millions chaque jour – est enregistrée, générant 50 téraoctets de données brutes par jour, l’équivalent de plus de 12 000 longs métrages.

Des masses de données

Le vaste laboratoire produit une masse de données pour la recherche pharmaceutique assistée par l’intelligence artificielle à Monrovia, en Californie. Terray Therapeutics fait partie d’une vague de jeunes entreprises utilisant l’intelligence artificielle (IA) pour développer plus vite de meilleurs médicaments.

PHOTO SPENCER LOWELL, THE NEW YORK TIMES

Terray et d’autres sociétés construisent de grands labos où scientifiques et techniciens s’affairent à générer les informations servant à entraîner l’IA, qui permet une expérimentation rapide avec de nouveaux médicaments.

L’IA apprend et s’améliore à partir d’énormes quantités de données. Son utilisation pourrait faire passer la recherche pharmaceutique de la production artisanale à la production automatisée.

« Une fois les bonnes données obtenues, l’IA peut devenir vraiment, vraiment bonne », affirme Jacob Berlin, cofondateur et PDG de Terray.

Tout comme les robots d’IA grand public – comme ChatGPT et DALL-E – se nourrissent de textes et d’images trouvés sur l’internet, l’IA pharmaceutique carbure aux données. Il s’agit de données très spécialisées : informations moléculaires, structures de protéines et mesures d’interactions biochimiques. L’IA détecte des schémas dans les données pour suggérer des médicaments candidats : c’est comme trouver les clés chimiques ouvrant des serrures de protéines.

L’IA pharmaceutique étant alimentée par des données scientifiques, les « hallucinations » fréquentes des robots grand public sont bien moins probables. En outre, tout médicament candidat est soumis à des tests rigoureux en laboratoire et lors d’essais cliniques avant son approbation.

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Chaque puce électronique de la société d’IA pharmaceutique Terray contient 32 millions de microcompartiments. Chaque microcompartiment sert à faire réagir une molécule chimique avec une protéine. Ce procédé est répété plusieurs millions de fois par jour.

Terray et d’autres sociétés construisent de grands labos de haute technologie pour générer les informations servant à entraîner l’IA, qui permet une expérimentation rapide, l’identification de schémas et la prédiction de ce qui pourrait fonctionner.

Des molécules inventées par l’IA

L’IA peut alors concevoir numériquement une molécule de médicament. Cette conception est traduite, dans un laboratoire automatisé à grande vitesse, en une véritable molécule dont l’interaction avec une protéine cible est testée. Les résultats – positifs ou négatifs – sont enregistrés et réinjectés dans le logiciel d’IA afin d’améliorer la conception suivante, ce qui accélère le processus global.

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Les deux fondateurs de Terray Therapeutics, les frères Jacob et Eli Berlin. Jacob, l’aîné, est PDG. Eli est chef de la direction financière et de l’exploitation.

Mettre au point un médicament prend du temps et beaucoup d’argent, que ça marche ou pas. Les études chiffrant le coût total du processus – du labo aux essais cliniques, puis à l’homologation – varient beaucoup. En moyenne, on parle d’environ 1 milliard de dollars et entre 10 et 15 ans. Près de 90 % des médicaments candidats qui entrent en essais cliniques chez l’humain échouent, étant inefficaces ou ayant des effets secondaires imprévus.

Les nouvelles sociétés d’IA pharmaceutiques misent sur leur technologie pour réduire risques, coûts et délais.

Elles sont le plus souvent financées par les géants pharmaceutiques, partenaires et prêteurs de longue date des petites firmes de recherche. Généralement, ces sociétés se chargent du développement préclinique de nouvelles molécules (qui prend entre quatre et sept ans sans IA). Il arrive que certaines sociétés d’IA pharmaceutiques essaient d’amener elles-mêmes ces molécules aux essais cliniques (un processus très coûteux qui prend des années de plus), mais en général, c’est à ce stade que les grandes pharmaceutiques prennent le relais.

Les petites sociétés d’IA pharmaceutiques sont payées comme des sous-traitants par les grandes pharmaceutiques pour les étapes franchies, ce qui peut représenter des centaines de millions sur plusieurs années. Et si un médicament est finalement approuvé et commercialisé, elles ont droit à des redevances sur les ventes.

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De jeunes sociétés comme Terray construisent de grands laboratoires capables de générer des données qui serviront à l’intelligence artificielle dans le développement de nouveaux médicaments.

Terray, Recursion Pharmaceuticals, Schrödinger, Isomorphic Labs et d’autres cherchent à réaliser des percées. Mais il y a, en gros, deux voies différentes : construire de grands laboratoires ou pas.

Isomorphic, essaimée de Google DeepMind, la filiale IA de Google, estime que plus l’IA est performante, moins il faut de données. Et elle mise sur ses prouesses logicielles.

En 2021, Google DeepMind a mis sur le marché un logiciel qui prédit avec précision les formes que prendront les chaînes d’acides aminés pour faire des protéines. Ces formes en 3D déterminent le fonctionnement d’une protéine. Cela a permis d’améliorer la compréhension de la biologie et d’aider à la découverte de médicaments, puisque les protéines déterminent le comportement de tous les êtres vivants.

Modèles prédictifs

Le mois dernier, Google DeepMind et Isomorphic ont annoncé que leur dernier modèle d’IA, AlphaFold 3, peut prédire comment les molécules et les protéines interagissent, ce qui constitue une étape de plus dans la conception de médicaments.

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Terray développe de nouveaux médicaments pour les maladies inflammatoires, notamment le lupus, le psoriasis et la polyarthrite rhumatoïde.

« Nous nous concentrons sur l’approche computationnelle », explique Max Jaderberg, responsable de l’IA chez Isomorphic. « Nous pensons qu’il y a un énorme potentiel à exploiter. »

Terray, comme la plupart des jeunes pousses qui développent des médicaments, est le fruit d’années de recherche scientifique combinées à des découvertes récentes en IA.

Terray se spécialise en médicaments à petites molécules (qu’on peut avaler sous forme de pilules, lesquelles sont pratiques à prendre et peu coûteuses à produire).

L’impressionnant labo de Terray montre le chemin parcouru depuis l’époque où les données étaient colligées à la main dans des fichiers Excel et que l’automatisation n’existait pas : « C’était moi, le robot », dit Kathleen Elison, cheffe de la direction scientifique et cofondatrice de Terray Therapeutics avec les frères Berlin.

Terray a conclu des partenariats avec Bristol Myers Squibb et Calico Life Sciences, une filiale d’Alphabet, société mère de Google, qui se concentre sur les maladies liées à l’âge. Les conditions de ces accords ne sont pas divulguées.

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Kathleen Elison, cheffe de la direction scientifique et cofondatrice de Terray Therapeutics avec les frères Jacob et Eli Berlin. « Avant, c’était moi, le robot », dit-elle, en parlant de l’époque antérieure à l’automatisation.

Pour croître, Terray aura besoin de plus d’argent que les 80 millions en capital-risque déjà obtenus, dit Eli Berlin, frère cadet de Jacob Berlin. Il a quitté un emploi dans le secteur du capital-risque pour fonder Terray, dont il est chef des finances et de l’exploitation. Il se dit convaincu que l’IA en pharmaceutique peut être très rentable.

Terray développe de nouveaux médicaments pour les maladies inflammatoires, notamment le lupus, le psoriasis et la polyarthrite rhumatoïde. Jacob Berlin dit espérer que certains médicaments entreront en essais cliniques tôt en 2026.

Les innovations de Terray et des autres firmes d’IA pharmaceutiques peuvent accélérer les choses, mais seulement dans une certaine mesure.

« Le vrai test, pour notre secteur, viendra dans 10 ans : aurons-nous un meilleur taux de réussite et la pharmacopée sera-t-elle dotée de meilleurs médicaments ? », dit M. Berlin.

Cet article a été publié dans le New York Times.

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