Le débat sur l’intelligence artificielle n’appartient pas qu’aux informaticiens et à ses promoteurs, mais à l’ensemble de la société. Chercheur prolifique et excellent vulgarisateur, Jonathan Roberge, professeur titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), martèle ce message sur toutes les tribunes. Entrevue.

Vous écrivez que « d’autres voix existent qui sont sans doute plus critiques et qui méritent d’être entendues » dans le débat sur l’intelligence artificielle (IA). Celui-ci a-t-il été monopolisé par certains groupes ?

Le message est vraiment un message de décentralisation et d’ouverture à la participation. C’est le fruit de quatre, cinq ou six années de recherche de ma part, de la part de mes équipes. On s’est rendu compte qu’effectivement, dans la première phase, disons de 2016 à 2020, il y a eu un quasi-monopole du discours sur l’intelligence artificielle, une justification de l’arrivée de cette technologie-là, avec une certaine forme de technochauvinisme.

En 2016, cette technologie pointait. Est-ce qu’il y avait place à la critique, alors qu’on ne savait même pas exactement de quoi elle était capable ?

La vraie question, c’est : comment dépasser ce stade-là ? Qui sont ceux qui ont parlé jusqu’à maintenant ? Les informaticiens, les promoteurs et les technologues, essentiellement. Est-ce qu’il n’y a pas lieu d’avoir plus d’acteurs de la société civile ? Les associations, par exemple, dans toutes les régions du Québec, ont relativement peu parlé. Si vous y réfléchissez, c’est assez montréalocentriste. Est-ce qu’on peut parler, par exemple, des gens qui sont affectés par ces technologies-là ?

Il y a quand même eu depuis deux ans l’apparition d’une forme de critique sur l’IA, surtout sur son éthique. Vous trouvez cette critique insuffisante. Pourquoi ?

Ce que vous avez eu, surtout ces dernières années, c’est par exemple cette lettre demandant un moratoire de six mois. Ce n’est pas une critique radicale. C’est une forme d’autocritique de certains acteurs issus de l’industrie. On a vu souvent ce qu’on appelle en anglais de l’ethics washing, des principes qui étaient assez vagues et assez peu limitatifs. Ce qu’on a vu, entre autres avec la Déclaration de Montréal, c’était un exercice fort louable, mais qui n’avait aucune capacité de contrainte. Les gens se sont servis de ça pour dire : « Oui, mais nous, à Montréal, on fait de l’IA responsable. » Mais personne n’a été capable de définir ce qu’est l’IA responsable.

Est-ce qu’on devrait remettre en question la notion même de l’utilisation de l’IA ?

J’aime à dire que nous, les sociologues, on n’est ni des prêtres ni des apôtres, on n’est pas là pour en juger. Je n’ai pas à vous dire si c’est bien ou si c’est mal, je ne suis pas un éthicien. Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il y a un besoin social de mieux comprendre la chose. Et ce n’est pas en disant : « C’est noir ou c’est blanc », « c’est bien ou c’est mal », que le débat devrait être organisé.

Les gens qui sont critiques ne sont pas contre la technologie, ni conservateurs ni rétrogrades. Ce qu’ils disent, c’est : « Ne soyons pas dans l’aveuglement volontaire. » Essayons d’aller au bout de la réflexion sur ce qui est notre présent, mais surtout ce qui est notre futur.

Quels sont les angles morts de ce débat ? Si on ouvrait la porte à d’autres voix sur l’IA, qu’entendrions-nous ?

C’est une bonne question, et qui est très reliée à ce qu’on a dit plus tôt sur l’aspect relativement vaporeux des discours éthiques et des discours promotionnels, dans lesquels on dit que l’IA est responsable, bonne pour le développement économique de la société québécoise. C’est un discours sur lequel on devrait tourner la page. On devrait dire : « Qu’est-ce qu’il y a de pratique et de concret, ici et maintenant, d’un point de vue local collectif ? »

Un exemple : vous avez concrètement une IA qui est franchement américaine, qui a un modèle économique, un modèle de compréhension à la Silicon Valley. On a créé au Québec, pour des raisons économiques, mais surtout culturelles, une industrie du doublage dans laquelle ce sont des acteurs québécois avec des voix québécoises qui traduisent les choses pour que nous, on les écoute. Ce que vous avez aujourd’hui, c’est la capacité technologique de complètement éliminer cette industrie du doublage québécoise.

Comment intégrez-vous dans votre réflexion le fait qu’en ce moment, un média que vous avez cité quelques fois comme étant un des responsables de ce déséquilibre, La Presse, vous ouvre ses pages ?

Je ne me vois pas comme un juge des médias ou même du bien-fondé de cette technologie de l’IA. Je suis sincèrement optimiste quant à cette possibilité d’une nouvelle phase de maturité. Il faut que les médias, la société civile, l’entièreté des acteurs culturels, politiques, économiques, soient capables d’avoir une discussion équilibrée, pesée, dans laquelle on va être capable de dire que cette technologie-là n’est pas à prendre ou à laisser.

En fait, c’est un appel à plus de dialogue et de débats, tout simplement. Il faut être d’une certaine manière plus humble et plus à même de dire qu’il y a des débats, il y a des désaccords, il faut qu’on réussisse à faire place à la critique. Parce que cette technologie-là, elle n’est ni parfaite ni absolument démoniaque, elle est exactement entre les deux. Elle mérite la critique.

Pour des considérations de concision et de lisibilité, cette entrevue a été remaniée.

Qui est Jonathan Roberge ?

  • Auteur depuis 2001 d’une cinquantaine d’ouvrages, articles et études s’intéressant surtout aux répercussions sociales des technologies.
  • A obtenu son doctorat en sociologie de l’Université de Montréal en 2006.
  • Est devenu professeur titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) en 2012.
  • Cotitulaire depuis début juin, avec son collègue Destiny Tchehouali de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), de la toute nouvelle Chaire de recherche du Québec sur l’intelligence artificielle et le numérique francophones.