Le blogue de cuisine rapide de Kimber Matherne est un grand succès : il génère des millions de clics par mois.

Mais cette Floridienne, mère de trois enfants, dit que la prochaine fonction de Google – qui intègre de l’intelligence artificielle (IA) – menace son gagne-pain. Environ 40 % des visites sur son blogue, Easy Family Recipes, y arrivent par l’engin de recherche Google qui, depuis plus de 20 ans, domine la dissémination de l’information sur l’internet, envoyant chaque jour les internautes vers des centaines de millions de sites web.

Même avant la conférence Google I/O 2024, qui a eu lieu mardi, des créateurs comme Mme Matherne s’inquiétaient des capacités d’IA en voie d’être incorporées à l’engin de recherche. Cette fonction « Search Generative Experience » (SGE) répond elle-même aux recherches par des réponses détaillées qui repoussent les liens vers d’autres sites web plus bas dans la page, où ils ont moins de chances d’être vus.

Ce changement risque d’ébranler les fondements mêmes du web.

Il menace la survie des millions de créateurs qui dépendent de Google Search. Certains experts craignent que l’IA renforce l’emprise déjà forte du géant de la techno sur l’internet, ce qui mènerait à la concentration de l’information entre les mains de quelques grandes entreprises.

PHOTO TIRÉE DU SITE EASY FAMILY RECIPES

Selon Kimber Matherne, de nombreux lecteurs trouvent son blogue de cuisine rapide grâce à Google. Si l’IA de Google fournit directement des recettes, son achalandage pourrait en souffrir.

« Leur but est de faciliter la recherche d’information pour les internautes, explique Mme Matherne. Mais si l’on exclut les gens qui créent cette information – et qui sont le véritable lien humain de cette information –, on fait du tort à tout le monde. »

Liens obscurs

Les réponses de l’IA de Google – des overviews (aperçus) – sont souvent des paraphrases de sites web. La recherche « Comment réparer ma toilette qui fuit » génère par exemple plusieurs conseils, dont « Serrez les boulons du réservoir ». Au bas de la réponse, Google renvoie à The Spruce, un site de bricolage-jardinage appartenant à l’éditeur Dotdash Meredith, qui édite aussi Investopedia et Travel and Leisure. L’IA de Google a repris mot pour mot une phrase tirée de The Spruce.

Un porte-parole de Dotdash Meredith a refusé tout commentaire.

Les liens vers les sites sont souvent à moitié couverts ; il faut cliquer pour élargir la boîte et les voir tous. On ne voit pas très bien si telle information vient de tel ou tel lien.

Selon le cabinet-conseil Gartner, le trafic des sites en provenance des moteurs de recherche chutera de 25 % d’ici 2026. Ross Hudgens, PDG de Siege Media, spécialiste de l’optimisation des moteurs de recherche, chiffre cette baisse de 10 % à 20 %, voire plus pour certains éditeurs.

Pour certains, ça va être la saignée.

Ross Hudgens, PDG de Siege Media

Raptive, qui fournit des services de médias numériques, d’audience et de publicité à environ 5000 sites web, dont Easy Family Recipes, estime que l’ajout de l’IA dans Google Search pourrait faire perdre environ 2 milliards de dollars aux créateurs, certains sites perdant jusqu’aux deux tiers de leur trafic. Raptive arrive à ces chiffres en analysant des milliers de mots-clés qui alimentent son réseau et en comparant la recherche traditionnelle sur Google et la version pilote de Google SGE.

Selon Michael Sanchez, PDG de Raptive, les changements à venir chez Google pourraient « causer des dommages considérables à l’internet » tel qu’on le connaît. « Déjà, les règles du jeu n’étaient pas équitables […]. Ça pourrait basculer au point de menacer la survie à long terme de l’internet ouvert », a-t-il déclaré.

Suivre Microsoft

Ceux qui gagnent leur vie sur le web sont inquiets.

Jake Boly, entraîneur de musculation d’Austin, au Texas, a passé trois ans à établir son site web d’évaluation de chaussures d’entraînement. L’an dernier, son trafic arrivant de Google a chuté de 96 %. Google semble encore accorder de la valeur à son travail et cite sa page sur les réponses générées par l’IA à propos des chaussures. Mais les internautes lisent le résumé de Google et ne visitent plus son site, déplore M. Boly.

Mon contenu est assez bon pour qu’on le siphonne et le résume, mais pas assez pour apparaître dans les résultats de recherche normaux, ce qui met du pain sur ma table et me permet de rester à flot.

Jake Boly, qui possède un site spécialisé évaluant les chaussures d’entraînement

Google avait déjà mis de l’IA dans Google Traduction, mais s’est vraiment lancé quand Microsoft, son principal concurrent, a ajouté un robot d’IA au moteur de recherche Bing en février 2023. Google Docs, les outils d’édition vidéo de YouTube et l’assistant vocal Google ont alors tous été dotés d’IA.

Ces produits mettent du beurre sur le pain, mais chez Google, c’est le moteur de recherche qui génère le pain (57 % de ses 80 milliards de revenus au premier trimestre 2024). Au fil des ans, les annonces sur les recherches lui ont fourni l’argent nécessaire pour développer ses autres activités (comme YouTube et le stockage infonuagique) et pour rester compétitif en rachetant d’autres entreprises.

Google montre ses réponses IA depuis un an à un petit pourcentage de ses milliards d’utilisateurs, afin d’améliorer la technologie. Il commet souvent des erreurs. Une étude publiée en avril montre que l’IA de Google fournit des réponses verbeuses et que, parfois, elle comprend mal la question et invente de fausses réponses.

Plusieurs poursuites en cours

La ruée vers l’IA générative risque de causer des problèmes juridiques. L’IA d’OpenAI, Google, Meta et Microsoft s’abreuve à des millions d’articles d’actualité, de blogues, de livres électroniques, de recettes, de commentaires sur les réseaux sociaux et de pages Wikipédia qui ont été pris sur l’internet sans payer leurs auteurs originaux ni leur demander la permission.

OpenAI et Microsoft font face à plusieurs poursuites pour vol présumé d’œuvres protégées par le droit d’auteur.

« Si les journalistes agissaient comme ça entre eux, on parlerait de plagiat », souligne Frank Pine, rédacteur en chef de MediaNews Group, qui publie des dizaines de journaux aux États-Unis. En avril, plusieurs journaux de la société ont intenté un procès à OpenAI et à Microsoft, les accusant d’avoir pillé leurs articles de presse pour entraîner leur IA.

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