Pour la première fois depuis leur fondation, les grands réseaux sociaux comme Facebook, Twitter et YouTube voient apparaître des lumières rouges sur leur tableau de bord. Revenus en baisse, utilisation qui plafonne, controverses et amendes records, montée en force des concurrents, le marasme est assez évident pour que de nombreux experts prédisent la mort des réseaux sociaux. Et si la rumeur de leur mort semble nettement exagérée, il est évident que cette industrie en crise se métamorphose. Les preuves.

Tout PDG qui pourrait s’enorgueillir d’attirer près de 3 milliards d’utilisateurs réguliers sur sa plateforme, comme Mark Zuckerberg avec Facebook devenu Meta, devrait dormir tranquille. Et leur nombre, en Amérique du Nord comme dans le reste du monde, s’accroît plus lentement, mais tout de même sûrement depuis 2017.

Mais s’il a vu récemment le film BlackBerry, dont le téléphone est passé de 45 % à 0 % du marché en quelques années, quelques statistiques pourraient lui donner des sueurs froides. D’abord, les revenus de son entreprise ont baissé en 2022, une première depuis la fondation en 2004. La montée spectaculaire des revenus avec la pandémie fausse évidemment la donne.

La mise à pied annoncée de plus de 21 000 employés de Facebook depuis novembre 2022 indique cependant que la crise est plus profonde.

Moins attentifs, moins payants

Mais ce n’est pas tout. La « portée publicitaire » (« ad reach ») a baissé de 6 %, ou 127 millions de consommateurs potentiels, entre janvier 2022 et 2023, selon Kepios Analysis. Cet indicateur reflète le nombre d’abonnés connectés à la plateforme ayant été exposés au moins une fois à une publicité. Plus d’Américains que jamais, soit 35,2 %, ont une opinion défavorable de Facebook, selon la firme Morning Consult.

Plus globalement, le temps que les utilisateurs de tous les réseaux sociaux consacrent aux réseaux sociaux plafonne depuis 2019.

Enfin, et c’est peut-être le plus inquiétant pour des réseaux sociaux tentaculaires qui ont pu acquérir leurs concurrents menaçants – Facebook avec Instagram en 2012, Google avec YouTube en 2006 –, les multiples enquêtes et amendes en Europe et aux États-Unis interdisent dorénavant ce type de stratégie.

« Ce serait très étonnant de voir de grosses acquisitions comme par le passé », constate Laurence Grondin Robillard, doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chargée de cours à l’École des médias.

PHOTO FOURNIE PAR LAURENCE GRONDIN ROBILLARD, ARCHIVES LA PRESSE

Laurence Grondin Robillard, doctorante en communication à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chargée de cours à l’École des médias

Quête du réseau unique

Ce qui tombe mal : l’utilisateur moyen en 2023 est abonné à 7,2 réseaux sociaux en moyenne, selon la firme GWI. Contrairement à ce qu’on voyait poindre il y a une décennie, il n’y a pratiquement plus d’utilisateur qui ne fréquente qu’un seul réseau social.

À peine 0,6 % des utilisateurs n’utilisent que Facebook, 1 % pour YouTube, toujours selon GWI.

C’est ce changement de paradigme que ne savent pas bien gérer les grands réseaux sociaux, qui aimeraient être une destination unique, au risque d’y perdre leur âme, estime Mme Grondin Robillard.

« Avant, c’était clair : j’allais sur Facebook pour publier des statuts et interagir avec mes amis, et faire des tests ‟Quel genre de bagel je suis ». J’allais sur Instagram pour mettre mes photos. J’allais sur YouTube pour regarder des vidéos, j’allais sur Twitter pour suivre l’actualité, et je vais sur TikTok pour regarder de très courtes vidéos sans que ce soit nécessairement des gens auxquels je suis abonnée. »

Le fait que tous tentent d’offrir les services à succès du compétiteur « mélange les cartes », déplore-t-elle. « Je suis supposée aller où, je suis censée faire quoi ? Où va être la meilleure communauté pour moi ? »

Davantage une fragmentation qu’une mort

Dans un billet remarqué publié dans le média américain The Atlantic en novembre dernier, l’auteur Ian Bogost estime « plausible » que l’ère des réseaux sociaux soit terminée. « Et elle n’aurait jamais dû commencer », assène-t-il, rappelant les nombreux dérapages dont ils ont été responsables depuis deux décennies.

Plutôt que la mort des réseaux sociaux, on entre dans « une ère de maturité », estime Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur à l’École des médias de l’UQAM.

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Jean-Hugues Roy, journaliste et professeur à l’École des médias de l’UQAM

« Et comme tout passage à la maturité, ça s’accompagne d’une crise. […] On assiste à une diversification des réseaux sociaux. Il leur arrive ce qui arrive aux plateformes de streaming vidéo. Netflix ne domine plus, mais ça ne veut pas dire que Netflix est mort. D’autres joueurs se taillent une place. »

C’est d’ailleurs l’émergence d’un autre réseau social, TikTok, qui explique les difficultés d’acteurs importants comme Meta et Twitter, estime-t-il.

Pour Laurence Grondin Robillard, la disparition éventuelle de plateformes comme Facebook n’enlèvera pas le besoin de créer des communautés sur l’internet. « S’il y a des géants qui meurent, il va quand même rester des réseaux sociaux. […] On vit aussi notre vraie vie à travers ça. Combien de personnes y ont rencontré l’amour, combien d’amitiés se sont créées ? Le monde numérique fait partie de notre vie. »