Si quelqu’un visitait tous les logis du Québec, il y trouverait plus souvent des aliments fabriqués par Kraft Heinz… qu’une connexion à l’internet. C’est dire combien la gamme de produits de cette multinationale est populaire. Pourtant, ce n’est pas tellement connu que son beurre d’arachides, son fameux ketchup, le Kraft Dinner, les vinaigrettes et le fromage à la crème Philadelphia sont tous cuisinés ici, à Mont-Royal, à deux pas de l’échangeur Décarie.

Le nouveau président de Kraft Heinz pour le Canada, Simon Laroche, veut que ça change.

Originaire de Charlevoix, le Québécois – le premier en 40 ans à occuper cette fonction – souhaite que ses compatriotes découvrent l’ampleur des activités locales de l’entreprise qu’il dirige depuis neuf mois.

C’est pourquoi il m’a invitée à visiter l’immense usine de 1 million de pieds carrés où près de 1000 personnes travaillent jour et nuit. Une proposition qu’on ne refuse pas tant elle est exceptionnelle. D’ailleurs, personne chez Kraft Heinz n’a souvenir d’une précédente visite d’un média dans ce lieu où les mesures d’hygiène sont extrêmement strictes.

Pour vous donner une idée, je n’ai pas pu garder mon propre stylo pour prendre des notes en cours de route. On m’en a fourni un modèle géolocalisable, au cas où je l’échapperais dans un pot de beurre d’arachides ou sur un convoyeur.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le beurre d’arachides est préparé à l’usine de Mont-Royal.

Coincée entre l’autoroute 40, un chemin de fer et deux centres de distribution de Dollarama, cette usine est la seule que Kraft Heinz possède au Canada. Elle approvisionne donc tout le pays d’un grand nombre d’aliments (Velveeta, café Tassimo, Miracle Whip, vinaigrettes Renée’s) qu’on retrouve dans « 96 ou 97 % des foyers ». Le centre de décisions se trouve toutefois au centre-ville de Toronto, ce qui explique sans doute l’absence d’un marketing spécifique pour le Québec, malgré sa spécificité.

Simon Laroche est bien conscient que les autres entreprises y adaptent leur message, leur ton, leur humour. « Nous, on ne le fait pas. J’ai demandé à mon équipe où est notre stratégie pour le Québec. On n’en a pas. On est en train de travailler là-dessus. » Il a même mis ses équipes au défi de créer une publicité expressément pour le prochain Bye bye, m’a-t-il confié. Maintenant que c’est public, un échec serait gênant !

En se rendant d’une chaîne de production à une autre, Simon Laroche m’a aussi raconté qu’il avait étudié à HEC Montréal dans le but de devenir banquier d’investissement. Mais l’amour l’a amené à passer un été à Québec, où il a accepté un job d’été chez Labatt. Cette expérience a totalement changé son plan de carrière.

Il a tant apprécié la culture de l’entreprise qu’il y est resté et y a gravi les échelons jusqu’à la vice-présidence aux ventes. Une quinzaine d’années plus tard, en 2018, il sautait dans l’avion, direction l’Australie. Sa carrière chez Kraft Heinz commençait.

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Simon Laroche, président de Kraft Heinz Canada

Je suis tombé en amour avec l’industrie agroalimentaire. Passer son temps à comprendre le consommateur, c’est stimulant. Et il n’y a pas une journée où il n’arrive pas quelque chose d’imprévu. Ça aussi, c’est stimulant.

Simon Laroche, président de Kraft Heinz Canada

À l’évidence, Simon Laroche aime le monde. Il a beaucoup d’entregent. Il aime raconter des histoires. D’ailleurs, que retient-il de ses années en Océanie ? La place importante des autochtones et de leur langue dans la vie quotidienne des Néo-Zélandais, dans les usines de Kraft Heinz. Les différences culturelles entre les Australiens et les Kiwis.

Grâce à son expérience dans la bière, une industrie où il y a « tellement de différences régionales dans les goûts », Simon Laroche comprend l’importance de l’adaptation. Ses années en Alberta et son amoureuse originaire des États-Unis contribuent aussi, sans doute, à cette prise de conscience, à son intérêt pour l’autre. Au Japon, ce bagage a été payant.

Lors d’une visite dans une épicerie avec une interprète faisant partie du personnel de Kraft Heinz, le dirigeant en profite pour essayer de comprendre la popularité anémique du ketchup Heinz dans ce pays. Son entreprise n’y détient que 5 % des parts de marché, un cas unique au monde.

Il s’avère que l’interprète n’est justement pas une adepte. « Tu travailles pour nous et tu n’achètes pas notre ketchup ? Pourquoi ? » Le dirigeant comprend alors que les Japonais ne trempent rien dans le ketchup, pas même leurs frites chez McDonald’s. Ils l’utilisent comme ingrédient dans des plats très populaires à base d’œufs et de riz que les mères cuisinent à leurs enfants. Or, la marque Heinz n’a pas la bonne consistance ni un goût adapté à ces recettes.

PHOTO FOURNIE PAR KRAFT

Au Japon, le ketchup Heinz est vendu dans une pochette et est conçu expressément pour la cuisson.

« Là, j’ai fait comme… wow ! C’est vraiment intéressant ! On a fait des recherches, des focus groups. » Un an plus tard, Heinz lançait un ketchup japonais pour la cuisson, vendu dans une pochette. « On a plus que doublé notre part de marché en un an. Quatre ans plus tard, on a presque 15 % des parts de marché dans le ketchup. »

Cette anecdote illustre à merveille la complexité du monde agroalimentaire et ce qui rend cette industrie aussi passionnante. Les goûts et les besoins changent, ils diffèrent d’une région à l’autre, il faut s’y adapter, il faut toujours innover.

À la mi-mars, Fast Company’s a dévoilé son palmarès des entreprises les plus innovantes au monde. Kraft Heinz occupe le 26rang.

Simon Laroche s’anime quand je lui parle des nouveaux grilled cheese à réchauffer au micro-ondes que son entreprise a mis en marché aux États-Unis, l’automne dernier. Un emballage innovant permet au pain d’être croustillant. Ça fonctionne à merveille, me jure-t-il. « Je l’ai goûté ! La technologie est surprenante. Des fois, on voit ce genre de trucs là, puis on se demande si c’est un gugusse qui marche vraiment. Oui, c’est vraiment impressionnant de voir le croustillant. »

PHOTO FOURNIE PAR KRAFT HEINZ

Les nouveaux grilled cheese à réchauffer au micro-ondes commercialiés aux États-Unis

Le succès est tel – surtout dans les Walmart – que ces sandwichs au fromage prêts en une petite minute traverseront « très probablement » la frontière pour atterrir dans nos supermarchés en 2025 ou en 2026.

Reste à voir quel sera l’accueil au Canada et au Québec d’un tel produit qui suscite la suspicion et des vidéos sur les réseaux sociaux. Les coups de circuit comme la tartinade de chocolat et noisettes sans huile de palme, lancée en 2020, sont rares.

« Nutella, il n’y a nulle part ailleurs sur la planète où ils se sont fait challenger dans leur core business comme ça. C’est vraiment quelque chose d’unique que l’équipe ici réussit à faire. C’est un hit incroyable. On a été jusqu’à 30 % de parts de marché dans certaines chaînes de supermarchés. Là, on a 20 % de parts de marché au pays. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE KRAFT HEINZ

Tartinade de chocolat sans huile de palme pour concurrencer Nutella

L’idée d’affronter Nutella est venue de l’équipe canadienne. Le produit n’est d’ailleurs pas offert ailleurs dans le monde. « Ça a vraiment été l’un des plus grands succès de notre compagnie à l’échelle internationale en termes de lancement d’une innovation. »

La tartinade n’est pas préparée à Mont-Royal, mais chez un sous-traitant ontarien.

Le ketchup, lui, est cuisiné à un jet de pierre du futur Royalmount, et Kraft Heinz insiste pour que ça se sache.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Vingt millions de dollars ont été investis dans l’usine de Mont-Royal pour y rapatrier la production du ketchup.

On les comprend, après la tempête provoquée par la fermeture de l’usine ontarienne, en 2014, et le transfert très mal accueilli de la production vers la Californie. La décision avait bien profité au rival French’s, fabriqué au Canada avec des tomates locales. Ce n’est pas pour rien que 20 millions ont été investis dans l’usine de Mont-Royal pour y rapatrier la production du condiment. Les tomates proviennent actuellement de l’Ontario, mais en partenariat avec l’UPA, Kraft Heinz cherche le moyen de s’approvisionner au Québec.

La multinationale veut aussi accroître ses ventes au Canada, qui se trouve à être l’un de ses six marchés à plus fort potentiel dans le monde grâce à la croissance soutenue de sa population et sa proximité avec les États-Unis. « Le Canada est important. On va investir, on a des ambitions », martèle Simon Laroche. Et gageons que, grâce à lui, le Québec aura une place particulière dans la stratégie du géant américain.

Kraft Heinz en bref

  • Née de la fusion en 2015 de Kraft et de Heinz
  • 37 000 employés
  • 78 usines
  • 26,64 milliards US de ventes (2023)
  • 2,85 milliards US de profits (2023)
  • Sièges sociaux à Chicago et Pittsburgh
  • 5500 fournisseurs (ingrédients et contenants)
  • Sous-traite une partie de sa production à 210 usines

Le président de Kraft Heinz Canada

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Simon Laroche, président de Kraft Heinz Canada

  • Simon Laroche, 43 ans
  • Père de deux filles de 2 et 4 ans
  • Originaire de Charlevoix
  • Après des études à HEC Montréal, il a travaillé pour Labatt comme représentant des ventes et vice-président aux ventes
  • Président de Kraft Heinz pour la région de l’Australie (2018)
  • Président pour la région de l’Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Corée du Sud) de 2019 à 2023
  • Président de Kraft Heinz Canada et Café Amérique du Nord depuis juillet 2023