Il faut compter avec eux : de nombreux aînés tiennent à payer comptant.

Un exemple proche, donc vécu : la mère du journaliste.

C’est une dame octogénaire, intelligente et curieuse de tout, sans problème cognitif. Mais elle n’a jamais eu d’ordinateur ni réussi à apprivoiser l’internet, la tablette électronique, voire le téléphone cellulaire. Tétanisée par un clonage subi sans trop de dommages il y a une douzaine d’années, elle ne s’est pratiquement plus servie d’une carte bancaire. Ses transactions annuelles sur carte de crédit se comptent sur un doigt : l’entretien annuel de sa voiture, qu’elle a conservée plus de 20 ans et dont elle s’est départie il y a peu.

Hormis deux ou trois fois en présence d’un de ses enfants, elle n’a jamais retiré d’argent au guichet automatique. À intervalles de trois semaines, elle fait un retrait à sa succursale – toujours au comptoir, en présentant un carnet bancaire qui ne déparerait pas un écomusée.

Tout est payé comptant : épicerie, vêtements, achats à la pharmacie. Même le dentiste.

Elle dépense peu, il est vrai. Mais presque toujours en espèces.

Elle n’est pas la seule.

« Sans faire d’âgisme, certains aînés d’une catégorie d’âge ont été habitués à l’argent comptant et ne connaissent pas bien les ordinateurs », relève Gisèle Tassé-Goodman, présidente du Réseau FADOQ. « Au restaurant pour leur café, leur beigne, ils préfèrent payer avec un billet de 20 $ que de prendre la carte de crédit ou payer simplement sans contact. »

Dans cet attachement aux billets de banque, on discerne une part de fidélité aux traditions, mais on perçoit aussi en filigrane le rassurant contact avec des objets concrets.

Gisèle Tassé-Goodman établit une analogie avec la manipulation des pages d’un livre véritable plutôt que le glissement d’un doigt sur la lisse et froide surface d’une tablette.

« Les gens ont le contrôle de leurs 20 $ dans leurs mains, dans leur portefeuille », décrit-elle.

L’usage de l’argent comptant n’est pas qu’une question de billets. Il faut aussi compter (avec) la monnaie.

Une scène croquée à la mi-juin dans un supermarché de l’est de Montréal : un vigoureux septuagénaire paie comptant quelques articles à la caisse rapide. La caissière compte et prélève dans la main tendue du client les pièces qui feront le paiement exact.

« Je fais ça souvent, et ça me fait plaisir », lance Danielle, la caissière.

Aucune déficience technologique, ici : l’homme porte un téléphone intelligent dans un étui accroché à sa taille.

Pour beaucoup d’aînés, ce n’est pas tant un biais favorable envers les billets qu’un biais défavorable à l’égard des paiements électroniques.

PHOTO FOURNIE PAR LA FADOQ

Gisèle Tassé-Goodman

Il est compréhensible que certaines personnes aient des réticences avec les nouvelles technologies numériques, tout spécialement avec leurs finances personnelles, avec les fraudes qu’on signale dans les services bancaires en ligne, les guichets automatiques, les transactions par carte de crédit…

Gisèle Tassé-Goodman, présidente du Réseau FADOQ

« Ce sont des choses qui font peur à certains aînés et ils préfèrent payer comptant que de payer avec une carte de crédit ou d’aller pitonner sur un ordinateur pour payer une facture d’Hydro-Québec ou de télécommunication. »

D’autres craignent que la maladresse technologique les mène à la gaffe numérique.

« Il y a beaucoup d’obstacles : le fait de ne pas comprendre comment ça fonctionne, le manque de confiance en la technologie, la peur de se tromper, de ne pas savoir quoi faire si un pépin survient, ou même la crainte de faire attendre les autres clients derrière soi, lorsqu’on paie à la caisse », énumère Brigitte Gilbert, neuropsychologue clinicienne spécialisée en gériatrie.

« Il ne faut pas oublier que pour certains aînés, le fait de se rendre à la banque est aussi une occasion de socialiser », ajoute-t-elle.

Une question de littératie

« On a une perception négative des personnes âgées par rapport à leurs capacités numériques, mais dans les faits, avec le bon accompagnement et la bonne approche, ces gens-là sont capables d’utiliser des technologies numériques », constate pour sa part Patrick Boissy, professeur titulaire à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke et chercheur au Centre de recherche sur le vieillissement du CIUSSS Estrie-CHUS.

« Mais ils vont les utiliser pour faire des choses qu’ils veulent faire. »

Il mène notamment des recherches sur la télésanté auprès des personnes âgées, dont certaines ont dû acquérir les compétences numériques nécessaires à leur pleine participation.

« Il y a tout un système d’apprentissage dans les deux premières semaines pour les amener à un niveau de littératie numérique approprié à ce qu’on fait. Et ce qu’il faut retenir, je pense, c’est que la littératie numérique est spécifique à ce que tu veux faire. »

Les personnes âgées détiennent souvent une tablette électronique, souligne Patrick Boissy, « mais qu’est-ce qu’elles font avec leurs tablettes, à part lire La Presse ? D’une certaine façon, il faut les accompagner, les amener à voir des bénéfices dans une activité, pour qu’elles soient capables de la réaliser et prendre confiance ».

Au chapitre des transactions bancaires, il donne l’exemple des indemnités compensatoires versées aux participants par virements Interac.

« Sur les 35 participants, il y en avait peut-être 8 pour lesquels il a fallu produire un chèque », indique-t-il.

« La bonne nouvelle, c’est que trois de ces huit personnes ont pu être accompagnées et ont accepté un virement Interac. Elles font maintenant des transactions avec des virements Interac. »

La fracture numérique intergénérationnelle n’est plus ce qu’elle était avant la pandémie, qui a incité, sinon forcé, de nombreux aînés à s’initier aux technologies informatiques.

« Il y a de moins en moins de gens qui vont être dans ces situations-là, mais il y a une tranche d’aînés présentement qui vivent une exclusion numérique dans le cas des applications de transactions bancaires, clairement », assène-t-il.

Vivre et laisser payer

Quoi qu’il en soit, le paiement comptant demeure un choix valide et pertinent.

« Ces personnes ont des habitudes, il faut respecter ça, fait valoir la présidente du Réseau FADOQ. Il ne faut pas forcer la note, puis s’imaginer que tout le monde va se tourner vers les nouvelles technologies de l’information. »

« Vous savez, c’est important de souligner que les personnes aînées sont de plus en plus branchées », ajoute-t-elle.

C’est exact, et les chiffres le montrent, dans l’onglet suivant.

« Je suis contente de voir l’évolution de ce côté-là. Mais pour ceux qui ne veulent pas, moi, je me dis : acceptons cette situation, on est tous différents, et c’est là que nous sommes rendus. »