Stephanie Loomis pensait que le chaos dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, c’était fini. Les navires à l’ancre par dizaines au large des ports congestionnés, le prix exorbitant des conteneurs et du transport, les pénuries de marchandises… Tout ça semblait n’être qu’un mauvais souvenir, aussi lointain que la pandémie.

Meilleure chance la prochaine fois, Stephanie.

Mme Loomis, cheffe du fret maritime pour les Amériques chez l’allemande Rhenus Logistics, passe ses journées à négocier avec les transporteurs maritimes internationaux. Ses clients expédient des produits et des pièces dans le monde entier. Depuis quelques mois, elle voit grimper les prix du fret, dopés par une série de perturbations qui agitent les mers.

À la fin de 2023, les rebelles houthis du Yémen ont commencé à tirer sur les navires entrant dans la mer Rouge en direction du canal de Suez, une artère maritime vitale entre l’Asie, l’Europe et la côte est nord-américaine. Les armateurs ont détourné leurs navires vers le cap de Bonne-Espérance, à l’extrême sud de l’Afrique, ce qui ajoute deux semaines au voyage.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Cette saisie d’écran d’une vidéo diffusée par le gouvernement des rebelles houthis montre un missile explosant sur le vraquier grec MV Tutor, qui a coulé dans la mer Rouge, le 12 juin 2024.

De plus, une grave sécheresse en Amérique centrale abaisse le niveau d’eau du canal de Panamá, ce qui limite les passages dans cette voie cruciale pour le commerce international.

Débardeurs et cheminots en grève ?

Depuis juin, les débardeurs américains de la côte Est et du golfe du Mexique menacent de débrayer, tandis que leurs collègues allemands font la grève perlée pour obtenir de meilleurs salaires. Au Canada, les cheminots sont prêts à débrayer, ce qui compromet le transport ferroviaire en Amérique du Nord et menace de bloquer les grands ports comme celui de Vancouver.

L’incertitude dans le transport maritime entraîne déjà une hausse des tarifs et fait craindre un blocage qui pourrait ramener des pénuries dans le commerce de détail durant la période cruciale des Fêtes. Ces perturbations risquent aussi de relancer l’inflation, une angoisse en filigrane de l’élection présidentielle américaine.

Durant la pandémie, on a vu que tout problème à un point de la chaîne d’approvisionnement fait tache d’huile.

PHOTO ERIN SCHAFF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des conteneurs empilés au port de Savannah, en Géorgie

Un conteneur de produits chimiques qui arrive en retard cause une cascade de ralentissements dans les usines en aval. Les navires bloqués dans les ports désynchronisent le réseau de distribution, engorgeant les entrepôts et mettant sens dessus dessous le camionnage et le chemin de fer.

J’appelle ça le marché COVID bis. À bien des égards, on est revenus aux conditions de la pandémie. C’est reparti.

Stephanie Loomis, cheffe du fret maritime pour les Amériques chez l’allemande Rhenus Logistics

En octobre, envoyer un conteneur de 40 pieds de la Chine à l’Europe coûtait en moyenne 1200 $ US ; aujourd’hui, c’est 6900 $, selon l’indice du transport maritime Xeneta, en Norvège. C’est bien moins que le sommet de 15 000 $ atteint fin 2021, au pire du pire de la crise, mais c’est presque cinq fois plus cher que les prix prépandémiques.

Le transport transpacifique a augmenté dans les mêmes proportions. Envoyer un conteneur de 40 pieds de Shanghai à Los Angeles coûte plus de 6700 $ et c’est presque 8000 $ de Shanghai à New York. Fin 2023, c’était autour de 2000 $ dans les deux cas.

« On n’a pas encore atteint le sommet », estime Peter Sand, premier analyste chez Xeneta.

Les importateurs dénoncent aussi le retour d’une pratique qui leur a donné des cheveux blancs durant la pandémie : les transporteurs annulent souvent des réservations confirmées, tout en exigeant des frais de manutention spéciaux et des primes pour assurer que les conteneurs seront bel et bien chargés sur les navires.

« Obtenir des conteneurs, c’est la croix et la bannière », déplore David Reich, dont la société MSRF, à Chicago, assemble des paniers-cadeaux pour Walmart et d’autres grands détaillants. « C’est frustrant. »

Inquiet du désordre qui s’annonce dans le transport maritime, M. Reich devance ses commandes en prévision des Fêtes. Pour se prémunir des retards, il fait pression sur ses fournisseurs chinois pour qu’ils accélèrent l’emballage des produits alimentaires.

M. Reich avait signé des contrats avec deux transporteurs maritimes pour quatre conteneurs par semaine de la Chine à Chicago à moins de 5000 $. Or, on vient de l’aviser que les transporteurs imposent des « suppléments de haute saison » qui pourraient atteindre 2400 $ par conteneur.

Et même à ces prix, les transporteurs disent souvent qu’ils n’ont pas de place à bord, dit-il. Il craint de devoir réserver sur le marché libre (spot market), où les prix fluctuent, et tournent ces jours-ci autour de 8000 $.

Au World Shipping Council, une association professionnelle, on affirme que « les tarifs de marché libre reflètent la demande et l’offre sur un marché mondial concurrentiel ; la grande majorité du trafic de conteneurs est soumise à des tarifs négociés dans le cadre de contrats à long terme ».

Les experts contestent cette affirmation : selon eux, il y a peu de concurrence sur les grands axes de transport par conteneurs, ce qui permet aux transporteurs d’augmenter beaucoup les prix quand le système est sous tension.

Deux navires coulés en mer Rouge

La plus récente hausse du prix du transport maritime est liée aux rebelles houthis du Yémen, qui tirent sur des navires en soutien au Hamas palestinien.

Cette menace semble s’aggraver : les houthis, armés par l’Iran, multiplient leurs attaques par missiles et drones navals (des embarcations rapides chargées d’explosifs et commandées à distance).

Au printemps, ces attaques ont coulé un navire grec transportant du charbon et un navire maltais chargé d’engrais.

Le trafic de conteneurs par le canal de Suez a chuté à un dixième de son débit habituel. La plupart des navires reliant l’Asie et l’Europe contournent désormais l’Afrique, ce qui prend plus de temps et plus de mazout.

Parallèlement, les transporteurs ont concentré leurs flottes sur les itinéraires les plus lucratifs, comme Shanghai-Rotterdam, aux Pays-Bas, le port le plus fréquenté d’Europe. Cela ajoute escales et correspondances aux autres destinations : les conteneurs doivent être déchargés et rechargés dans des ports de transbordement comme Singapour et Colombo, au Sri Lanka, aujourd’hui débordés. Les navires doivent attendre à l’ancre jusqu’à une semaine avant d’arriver à quai.

PHOTO ROSLAN RAHMAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le navire français Jacques Saade, le plus gros porte-conteneurs mû au gaz naturel liquéfié au monde, à quai au port de Singapour

Compte tenu des perturbations et des coûts supplémentaires, une certaine augmentation des tarifs est inévitable. Mais les clients accusent les transporteurs de gonfler les prix au-delà de leurs coûts supplémentaires.

« Les transporteurs ont tiré des leçons de la pandémie, dit Mme Loomis. Ils ne se gêneront pas pour jouer avec la capacité et augmenter les taux de fret. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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