Des courtiers immobiliers abusent de clients aînés, dénoncent des organismes

Des courtiers immobiliers profitent de clients âgés ou vulnérables pour s’en mettre plein les poches en achetant leur maison au rabais. Loin d’être anecdotique, cette pratique est dénoncée par des organismes de défense des aînés.

Le cas de la courtière immobilière Anna Estephan à Candiac, condamnée récemment à 50 000 $ d’amende, n’est pas unique. La courtière a manipulé des clients pour acheter leur propriété, a conclu le tribunal de sa profession. La Presse a consulté des décisions du comité de discipline de l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ), des actes notariés et des documents d’archives de Centris révélant plusieurs cas de courtiers malveillants qui profitent de leur statut de courtier pour s’enrichir aux dépens de leurs clients en achetant eux-mêmes leur propriété.

Ce type d’infraction est en augmentation. La part des dossiers traités par le syndic de l’OACIQ concernant des infractions de conflit d’intérêts est passée de 31,6 % en 2021 à 43,4 % en 2022.

« C’est de la maltraitance financière. Ça ne peut pas continuer comme ça », dénonce Gisèle Tassé-Goodman, présidente du Réseau FADOQ, qui a pris connaissance des cas.

« Ça ressemble à ce qu’on appelle des délits d’initié. Nous condamnons sévèrement ces pratiques », renchérit Paul-René Roy, président provincial de l’Association québécoise des retraité(e)s des secteurs public et parapublic (AQRP).

52 000 $ en quelques jours

L’an dernier, un couple âgé de Notre-Dame-des-Prairies, près de Joliette, a perdu 52 000 $ au profit de son courtier immobilier Roger Fleury, du Groupe Sutton Synergie, révèlent les archives de Centris et les actes notariés consultés par La Presse.

Ce couple a fait appel aux services de ce courtier, qui n’a pas mis sa maison à vendre sur Centris, le plus important site de vente de propriétés au Québec, ni fait de mise en marché pour qu’il obtienne le meilleur prix pour sa propriété.

« Je ne le connaissais pas, c’est ma fille qui nous l’a référé », explique au téléphone Rita Olivier, qui habitait la demeure avec son mari Claude Neveu depuis 1977.

La maison a été achetée par une entreprise à numéro appartenant à Roger Fleury.

L’acte notarié du 24 mars 2023 indique qu’il l’a payée 186 000 $. Or le 1er avril 2023, soit seulement huit jours plus tard, Roger Fleury la met en vente sur Centris à 239 000 $. Il fait une mise en marché en bonne et due forme afin d’obtenir, cette fois, le meilleur prix possible.

Ce qu’il obtient rapidement. Le 6 avril 2023, il accepte une offre à 238 000 $ d’un acheteur qui n’est pas représenté par un courtier immobilier. La transaction est finalisée le 5 mai 2023 chez la même notaire que lors de la première transaction, Anik Comtois.

Mme Olivier n’a appris que lors de l’appel de La Presse que le courtier avait remis sa maison à vendre une semaine après la lui avoir achetée, pour 53 000 $ de plus. « Non, je ne savais pas », répond la dame, qui ne semble pas comprendre ce qui s’est produit.

« Ben voyons donc ! »

Joint au téléphone, Roger Fleury juge qu’il ne contrevient pas à la Loi sur le courtage immobilier du Québec en agissant de la sorte, même si le comité de discipline de l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec a sanctionné plusieurs de ses confrères pour le même type de pratique.

Ben voyons donc, toi, va lire les articles comme il faut ! Sinon, on va lâcher le métier. Il n’y aura plus de courtiers immobiliers si on n’a pas le droit d’acheter.

Roger Fleury, joint au téléphone

Lorsqu’on lui redemande s’il estime avoir le droit d’acheter la maison d’un client et de la revendre plus cher peu de temps après, Roger Fleury répond sans hésitation : « Ben voyons donc ! Parce qu’on est courtier, on n’aurait pas le droit de rien acheter dans la vie. »

« Moi, je suis légal dans toute, toute, toute », poursuit-il.

« J’ai acheté une maison, on va arrêter ça là, et tu vas me rappeler, ce ne sera pas long, parce que j’en ai acheté trois autres cette année que je revends. Dans un mois et demi, ça va être notarié, elles sont déjà revendues. J’ai le droit de faire ça. »

Décision claire

Dans la décision par laquelle Anna Estephan a été déclarée coupable en septembre dernier, le comité de discipline est pourtant catégorique au sujet de cette pratique. « Il est évident que le courtier immobilier ne peut pas se placer dans une situation où il pourrait préférer ses intérêts à ceux de son client. De même, lorsque le courtier immobilier exploite une autre entreprise dans le domaine immobilier, il doit absolument éviter que cette entreprise ne compromette son intégrité, son indépendance ou sa compétence. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La courtière immobilière Anna Estephan

Cette décision fait d’ailleurs référence aux cas de Brigitte Le Pailleur et de David Tardif. Condamnée à payer 150 000 $ d’amende l’automne dernier, la courtière immobilière Brigitte Le Pailleur avait acheté le triplex d’une cliente âgée sans le mettre en marché pour 885 000 $ et l’a remis en vente en trois condos trois mois plus tard. En 10 mois, la courtière avait revendu les trois logements pour un total de 1 430 000 $.

De son côté, David Tardif, ex-vedette de l’émission Numéros 1 à Casa, a été suspendu pour avoir acheté lui-même la maison d’un client vulnérable. Malgré sa sanction, M. Tardif explique dans des vidéos en ligne être convaincu d’aider vraiment ses clients vulnérables. « Si tout était à refaire, je le ferais à nouveau », indique-t-il sur son site internet en 2023 après sa suspension. Ce qui fait conclure à la syndique de l’OACIQ Brigitte Poirier que le message n’est pas compris.

Le porte-parole de l’OACIQ, Louis Beauchamp, explique que les courtiers connaissent des informations stratégiques au sujet de leurs clients et disposent de compétences que les consommateurs n’ont pas.

« Le courtier a l’obligation déontologique de procéder à la mise en marché de la propriété du vendeur, de son client, et de manière à ce que son client trouve son meilleur bénéfice. Il ne faut jamais perdre ça de vue. Cette obligation-là entre directement en conflit avec sa position d’acheteur qui cherche nécessairement les conditions les plus avantageuses pour lui-même. Vous le voyez bien à sa face même que c’est un conflit d’intérêts », soutient Louis Beauchamp en expliquant les cas types de conflits d’intérêts. Il précise que l’OACIQ rappelle régulièrement aux courtiers leurs obligations par des infolettres et des formations.

Dans plusieurs cas, comme celui du courtier de Rimouski Michel Michaud chez Proprio Direct, qui a dû s’expliquer devant le comité de discipline en mai, les consommateurs ne semblaient pas savoir qu’ils pouvaient avoir un meilleur prix en mettant leur maison en vente sur Centris ainsi qu’en plaçant une pancarte devant la propriété. Les clients de Michel Michaud ont raconté au comité qu’ils lui faisaient confiance.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Michaud

Michel Michaud a acheté des immeubles de ses clients à quatre reprises entre 2020 et 2022 sans les afficher sur Centris. Le fils de Michel Michaud, Bryan, et sa conjointe Amélie Gauvreau, deux courtiers immobiliers de l’Équipe Michel Michaud, ont aussi acheté une propriété d’un client. Le comité de discipline doit rendre sa décision dans quelques semaines et déterminer si l’Équipe Michel Michaud a mis sur pied une « stratégie lucrative, personnelle, familiale » visant à acquérir un parc immobilier à Rimouski. Amélie Gauvreau et Bryan Michaud comparaîtront en juillet. Toutefois, lors des audiences, Michel Michaud a plaidé coupable et a reconnu qu’il s’était placé en situation de conflit d’intérêts.

La recette des bonnes affaires

D’autres documents obtenus par La Presse suggèrent le même type de pratique, cette fois auprès de liquidateurs en deuil. Le courtier immobilier Dominic Brisebois, de RE/MAX 2000 à Laval, aussi actionnaire de l’entreprise Construction Brivec, a acheté en octobre 2022 la maison d’une vieille dame de 104 ans qui s’était éteinte en avril 2021 et l’a revendue 355 000 $ plus cher huit mois plus tard.

L’une des héritières et liquidatrices lui a vendu la propriété de sa tante pour 875 000 $. La propriétaire « qui affectionnait l’histoire de l’art et l’opéra », avait encore un prêt hypothécaire de 835 500 $ et l’héritière a pu couvrir les frais. Cependant, selon les documents, la propriété de Montréal n’a pas été mise en vente sur Centris.

Le courtier l’a finalement vendue pour 1 230 000 $ 12 jours après l’avoir remise en vente.

PHOTO MARIKA VACHON, LA PRESSE

Le courtier immobilier Dominic Brisebois

Dominic Brisebois a aussi acheté le triplex d’une cliente situé sur le boulevard Saint-Laurent à Montréal. Cette fois, le courtier l’a mis en vente sur Centris en août 2022 à 788 000 $. La dame est morte avant qu’une vente soit conclue et notariée. Le courtier a finalement acheté la propriété aux héritiers et liquidateurs de la succession pour 600 000 $ en mai 2023. L’évaluation municipale de la propriété était alors de 783 900 $.

Contacté par La Presse afin d’avoir des explications au sujet de ces transactions, Dominic Brisebois a remis son dossier entre les mains de la direction de RE/MAX Québec.

« Nous avons à cœur de garantir l’intégrité de nos pratiques en adhérant aux directives de l’OACIQ et en les communiquant clairement à nos courtiers. Nous offrons d’ailleurs des formations aux membres de notre réseau pour maintenir ces standards. Dans ce cas précis, nous collaborons avec la direction de l’agence pour éclaircir la situation et agir en conséquence », soutient par courriel la direction de RE/MAX Québec.

Besoin d’aide ? Appelez Info OACIQ au 450 462-9800, ou sans frais au 1 800 440-7170

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