On boit moins en général, et on préfère des bières faibles en alcool ; on sort moins dans les bars et, quand on y va, on prend une bière plutôt que deux. Comment les brasseurs s’adaptent-ils à nos changements d’habitudes et de goûts ?

« L’été, c’est le paradis pour ces bières qui ont une petite pointe d’amertume, mais pas trop », note Marie-Ève Myrand, directrice générale de l’Association des microbrasseries du Québec.

Selon elle, les goûts des Québécois sont assez stables depuis quelques années : IPA et toutes ses déclinaisons, des bières tropicales, des bières de soif comme la pilsner tchèque, les blondes, les lagers mexicaines.

Et si l’IPA est incontestablement la reine des bars et des terrasses, les Québécois, clients comme brasseurs, redécouvrent des styles anciens, estime Éloi Deit, de la Brasserie Dunham. « Les lagers de types allemands et tchèques reviennent », explique celui qui est dans la bière depuis plus de 25 ans, ce qui lui a laissé amplement le temps d’analyser nos changements de goûts.

« Le sillon de la microbrasserie a été tracé avec Unibroue qui faisait des bières de type belge, dit-il. Ç’a vraiment commencé par ça au Québec, et en Amérique du Nord en général. »

Lorsqu’Éloi Deit a commencé sa carrière au Cheval Blanc, à la fin des années 1990, les gens choisissaient leur bière par couleur.

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Éloi Deit, copropriétaire et maitre brasseur à la Brasserie Dunham

Après beaucoup d’exploration dans les années 2000, 2010, où on a tout essayé, tous les ingrédients, tous les fruits, les gens veulent des bières plus fines. On sent ce retour vers des bières plus classiques.

Éloi Deit, copropriétaire et maître brasseur à la Brasserie Dunham

D’autant que les brasseurs artisans prennent un malin plaisir à les faire dans le respect de la tradition ; parfois sans filtration et avec un vieillissement à froid de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines, ce qui plaît aux connaisseurs que les Québécois sont devenus.

Aux Îles-de-la-Madeleine, Anne-Marie Lachance confirme ce retour aux sources après un long détour, qui nous a même fait passer par des bières-smoothies. « On est allés un peu à l’extrême, pour revenir à la base », dit la cofondatrice de la microbrasserie À l’Abri de la tempête, qui fête ses 20 ans cet été.

Ce qui ne sonne pas le glas des amères aux fruits, mais laisse les classiques reprendre leurs droits. « On a eu soif de tout ce qui était nouveau, mais les gens redécouvrent les classiques », note Anne-Marie Lachance, qui entrevoit la saison touristique avec optimisme : 75 % du chiffre d’affaires de la microbrasserie madelinoise se fait durant l’été.

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Sélection de bières sans alcool

Moins d’alcool, plus de goût

Une tendance se démarque indéniablement : les bières faibles en alcool.

« Les gens ont une réflexion face à l’alcool qu’ils avaient moins il y a une dizaine d’années seulement, dit Marie-Ève Myrand. Les consommateurs se tournent donc vers des bières faibles en alcool, mais fortes en goût, pleines de saveur, poursuit-elle. Des nanos ou des sessions. »

Ou carrément les bières sans alcool ou à 0,5 %.

Signe des temps, les ventes de bières sans alcool viennent de dépasser le cap du 10 % aux Brasseurs du Nord, entreprise qui brasse la Boréale.

« Le sans-alcool, pour nous, a explosé », admet le PDG des Brasseurs du Nord, Sébastien Paradis, qui raconte que le créneau a sérieusement pris son envol durant la pandémie.

Et par un concours de circonstances, dans leur cas : le patron de Boréale a lancé un défi à ses employés, confinés à la maison. Certains employés devaient créer une bière sans alcool – la tendance était là, mais jamais de l’ampleur qu’elle atteint aujourd’hui.

« On a lancé ça en décembre 2021, relate Sébastien Paradis, quasiment comme un team building. Maintenant, ça représente 11 % de nos ventes. »

Lui-même est surpris de la rapidité avec laquelle la bière sans alcool a pris des parts de marché. Mais il l’explique.

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Sébastien Paradis, PDG des Brasseurs du Nord

Il y avait un stigma avec la bière sans alcool qui n’est définitivement plus là, au Québec en tout cas.

Sébastien Paradis, PDG des Brasseurs du Nord

La bière et les produits sans alcool ne sont plus réservés à ceux et celles qui doivent les choisir ; le créneau rime désormais avec santé. « C’est tout le contraire maintenant, c’est bien vu, tu veux tenir ta cannette et montrer qu’elle est sans alcool, dit Sébastien Paradis. Il faut toujours innover. Il faut s’adapter aux besoins, à ce que les Québécois veulent boire. »

Brasser les cartes

Si tout le monde dans l’industrie admet qu’il y a globalement une réduction de la consommation, cette baisse ne se vit pas de la même manière pour toutes les entreprises.

Pour certaines, elle ne se vit pas du tout : les ventes de bières Boréale ont doublé en cinq ans, révèle le PDG de l’entreprise.

« La micro a encore de la croissance », précise Sébastien Paradis qui dirige « la plus grande des micros » du Québec.

Pour faire partie de cette catégorie, une microbrasserie doit faire au maximum 500 000 hectolitres de bière par année. Les Brasseurs du Nord font 135 000 hectolitres annuellement.

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Les Brasseurs du Nord font 135 000 hectolitres de bière annuellement.

À titre comparatif, la Brasserie Dunham devrait sortir autour de 3000 à 3200 hectolitres cette année, ce qui est déjà nettement au-dessus de la majorité des microbrasseries du Québec, puisque 80 % font 2000 hectolitres par année, selon leur association.

À l’autre bout du spectre, trois entreprises font pratiquement 90 % de la bière produite au Québec : Labatt, Molson et Sleeman. Ce sont aussi les trois seules brasseries ayant des installations au Québec qui font partie du regroupement Beer Canada.

Si ce sont des géants de la bière, ils ne sont pas à l’abri des changements d’habitudes observés actuellement.

« C’est un gros défi », concède d’entrée de jeu CJ Hélie, président de Beer Canada, un groupe qui représente des industries qui brassent des millions d’hectolitres annuellement.

Le cœur du problème, c’est que la quantité décline. Ça se voit dans la bière et dans toutes les boissons alcoolisées.

CJ Hélie, président de Beer Canada

Ce qui a mené au lancement de nouveaux produits.

« Où s’en va notre consommateur ? », demande CJ Hélie, qui détaille que les gros brasseurs ont majoritairement emprunté deux avenues : la bière faible ou sans alcool et les nouveaux prêts-à-boire.

« Depuis 20 ans, l’industrie de la bière a investi dans de nouveaux moyens de production pour faire de la bière sans alcool qui va vraiment plaire aux amateurs, dit-il. Qui va procurer des goûts semblables à ceux de la bière régulière. On voit maintenant différents styles de bières sans alcool. »

Plusieurs brasseries ont aussi tenté le coup avec des prêts-à-boire de toutes sortes, explique le président de Beer Canada, simplement pour élargir leur portfolio et rejoindre une clientèle qu’ils n’arrivaient plus à toucher avec les bières traditionnelles.

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Les ventes de bières consommées à l’extérieur de la maison n’ont pas repris un niveau prépandémique.

Tous ces efforts de renouvellement ne vont tout de même pas compenser une perte : les ventes de bières consommées à l’extérieur de la maison n’ont pas repris un niveau prépandémique.

« Les gens sortent moins, c’est un fait, dit CJ Hélie. Et lorsqu’ils sortent, ça leur coûte plus cher qu’avant la COVID-19 pour moins, parce que les prix ont augmenté. »

Résultat : ils font des choix lorsqu’ils sont au restaurant. Et c’est peut-être la bière qui écope.

Ce ralentissement est aussi noté au Québec, et les brasseurs locaux le ressentent, puisque le secteur des bars est particulièrement lucratif.

« Le fût a une plus haute marge que la cannette », dit le PDG des Brasseurs du Nord. « Il y a beaucoup moins de 5 à 7 le jeudi, note Sébastien Paradis, les gens sont en télétravail. Les restaurants ne sont plus ouverts le midi, plusieurs ont fermé : nos habitudes ont changé. »

En savoir plus
  • 6500 emplois
    Les microbrasseries se retrouvent dans toutes les régions du Québec – le tiers se trouvent dans des petites villes de 10 000 habitants et moins, et cela représente 6500 emplois directs.
    source : Association québécoise des microbrasseries du Québec
    50 %
    La moitié des microbrasseries du Québec ont moins de cinq ans.
    source : Association québécoise des microbrasseries du Québec
  • -24 %
    Il y a aussi eu une baisse des ventes de bière à la SAQ : 24 % de moins (en valeur) en 10 ans. Cela étant dit, on sait que la société d’État ne vend pas beaucoup de bière. L’année dernière, cela représentait 0,3 % de ses ventes.
    source : SAQ
    333
    Au Québec, 333 entreprises ont un permis de brasseur. C’est 10 fois plus qu’en 2002.
    source : Régie des Alcools, des courses et des jeux du Québec
  • 33
    Au début de juin, 33 entrepreneurs étaient en attente de leur permis de brasseur à la RACJ.
    source : Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec