La conférencière invitée du New York Sugar Dinner avait un message amer pour les 800 négociants en sucre attablés devant elle début mai : Ozempic s’en vient et votre industrie risque de perdre du poids.

« Les répercussions à venir sont-elles énormes ? Oh que oui… », a dit Sally Lyons Wyatt, cadre chez Circana, une société de recherche sur la consommation.

Personne ne semblait s’occuper d’elle. Comme souvent lors de ce dîner-conférence, les négociants regardaient l’horloge, ayant parié sur la durée du discours.

Cette indifférence béate s’est poursuivie bien après le dessert. Négociants, courtiers et analystes ont assisté à des conférences, présentations et réunions durant toute la New York Sugar Week, un évènement annuel attirant des participants de partout au monde. Ils ont échangé des prédictions sur l’abondance de la prochaine récolte, parlé des biocarburants et même débattu des règles de la Bourse de New York.

La demande ? À peine mentionnée. Et ce, même si des cadres de Walmart ont signalé l’effet d’Ozempic (de Novo Nordisk) et du Zepbound (d’Eli Lilly) sur ses ventes d’aliments. Et même si de nombreuses études montrent qu’un consommateur qui n’a pas faim dépense moins à l’épicerie et au restaurant.

PHOTO BRENDAN MCDERMID, ARCHIVES REUTERS

Les médicaments réduisant l’appétit comme le Zepbound, de la pharmaceutique Eli Lilly, et Ozempic, de Novo Nordisk, appartiennent à une classe de médicaments appelée GLP-1.

L’industrie du sucre, habituée à voir la demande croître avec la population, semble dans le déni, incapable de voir que les médicaments qui réduisent l’appétit changeront la donne. Une analyse de Morgan Stanley publiée en avril prévoit une baisse de la consommation de calories aux États-Unis de 1,5 % à 2,5 % d’ici 2035, avec une baisse de 5 % de la consommation des produits sucrés comme les viennoiseries, les confiseries et les boissons gazeuses.

Un marché en expansion

Morgan Stanley prévoit que d’ici 2035, 10 % des Américains prendront des médicaments dits « GLP-1 » conçus pour traiter le diabète, mais qui sont aussi utilisés comme pilules miracles pour perdre du poids.

« Ça occupe beaucoup mes pensées. Je me trompe peut-être, mais, d’après moi, ça pourrait être très important », dit Stephen Geldart, chef de l’analyse chez Czarnikow Group, de Londres, négociant en matières de base. « Si personne d’autre ne voit ce que je vois, ça me va. Je suis très heureux de m’occuper de choses que personne ne regarde. »

Malgré l’insuffisance de l’offre et la flambée des prix, les ventes de médicaments GLP-1 pour l’obésité et le diabète ont dépassé les 19 milliards US en 2023. À lui seul, le marché mondial de l’obésité pourrait atteindre 100 milliards d’ici 2030, estime Goldman Sachs (Bloomberg Intelligence prévoit un chiffre un peu moins gargantuesque, 80 milliards).

Selon Morgan Stanley, 60 % des Américains prenant ces médicaments disent avoir réduit leur consommation de sucreries (bonbons, crème glacée, pâtisseries, etc.) ; certains disent ne plus en manger du tout.

Pourtant, l’industrie consacre peu de temps à estimer la consommation, dit Carlos Murilo Barros de Mello, responsable du sucre pour les Amériques au courtier Hedgepoint Global Markets. Ses variations sont « minuscules » par rapport aux fluctuations de la production, dit-il.

L’effet « est encore très loin dans le temps », renchérit Kona Haque, cheffe de la recherche chez ED&F Man : « N’oubliez pas qu’on parle d’un phénomène d’économie avancée, dans une société d’abondance où on lutte contre l’obésité. »

Selon Mme Haque, la demande de sucre continue de croître dans les marchés émergents, où ces médicaments ne sont pas encore offerts. Et même aux États-Unis, la demande reste forte, car de nombreux clients préfèrent le sucre à des options de rechange comme le sirop de maïs à haute teneur en fructose, souligne Plinio Nastari, fondateur du cabinet-conseil brésilien Datagro.

« D’après moi, ce n’est pas un facteur assez important pour affecter la situation globale », dit Tom McNeill, directeur général du cabinet-conseil Green Pool Commodity Specialists.

Un phénomène mondial

Depuis longtemps, la croissance de la demande suit celles de la population et des revenus en Asie et en Afrique. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, le sucre représente encore 80 % de la consommation mondiale d’édulcorants et résiste à la concurrence de substituts comme le sirop de maïs.

Toutefois, la croissance de la demande a ralenti depuis 10 ans : les consommateurs soucieux de leur santé en mangent moins. Selon l’Organisation internationale du sucre, la consommation mondiale n’augmente plus que de 1,2 % par an, contre une moyenne de 1,6 % sur dix ans. En 2022, elle était de 22,1 kg par habitant, soit un peu plus que le plancher touché durant la pandémie, mais tout de même inférieure de 3,5 % au niveau de 2016. La consommation a aussi baissé en Europe – de 3,3 % – et dans la zone commerciale Canada–États-Unis-Mexique – de 6,1 % – entre 2016 et 2022.

Les brevets des médicaments GLP-1 expirent avec le temps et des versions génériques moins chères apparaîtront, augmentant leur utilisation.

Au Brésil, la pharmaceutique Biomm compte offrir un générique d’Ozempic quand le brevet de Novo Nordisk expirera, en 2026. Les ventes d’Ozempic représentent déjà un marché de 600 millions de dollars au Brésil, selon Ace Capital, et jusqu’à 7 millions de Brésiliens pourraient en prendre quand des options meilleur marché seront en pharmacie.

Au Royaume-Uni, où on consomme 2 millions de tonnes de sucre par année, les GLP-1 pourraient réduire la demande annuelle de « dizaines de milliers de tonnes », dit M. Geldart, de Czarnikow. « Ça fait une différence. »

Les GLP-1 ont déjà une incidence à la Bourse : l’indice de la consommation de base S&P a chuté en octobre dernier quand Walmart a indiqué que les consommateurs achetaient moins de nourriture. Truist Securities a revu à la baisse l’action de Krispy Kreme et justifié sa décision par l’incertitude quant à l’effet des médicaments sur cette chaîne de beignes sucrés. Nestlé a même lancé une nouvelle gamme de produits surgelés ciblant spécifiquement les utilisateurs de médicaments GLP-1.

Mais retrouvons donc Sally Lyons Wyatt au dîner-conférence de l’industrie du sucre à New York. Durant son allocution, elle a encouragé les entreprises à s’intéresser aux besoins des utilisateurs de GLP-1 et à diversifier leur offre en conséquence, notamment avec des portions plus petites. Mais comme tout le monde regardait l’horloge au lieu de l’écouter, même Mme Lyons Wyatt s’est prêtée à la plaisanterie.

« J’accepte les pots-de-vin », a-t-elle déclaré, faisant allusion à la durée de son discours.