Des médecins s’inquiètent que certains de leurs collègues exploitent financièrement des femmes en leur prescrivant inutilement, bien avant la ménopause, des hormones à des doses parfois risquées, sans indication clinique. Dans ce contexte, le dévoilement d’un guide de pratique médicale cet été au Québec pourrait être controversé

« J’ai reçu une femme qui est arrivée avec un implant de testostérone. Son taux était trois fois celui d’un homme ! Ça lui a pris six mois avant de revenir à la normale », lance la Dre Céline Bouchard, qui est gynécologue.

Tout comme la Dre Bouchard, qui pratique à Québec, la gynécologue et obstétricienne Sophie Desindes, responsable de la Clinique de ménopause au CIUSSS de l’Estrie, ne cache pas son exaspération de voir des cliniques privées « faire de l’argent sur le dos des femmes » en prescrivant des bilans sanguins souvent inutiles et répétés, « à des prix de fou », et prescrire des hormones sans indication clinique à des femmes encore loin de la ménopause.

Elle insiste : elle n’a rien contre l’hormonothérapie, ce traitement qui vise à atténuer les symptômes de la ménopause par la prise d’hormones de substitution. « J’en prescris tous les jours, je n’ai jamais arrêté de le faire. »

Mais elle est furieuse de voir des femmes s’en faire prescrire bien avant qu’elles en aient besoin, avec les risques qu’un trop-plein d’hormones dans leur corps les expose à des thromboembolies et des cancers, par exemple.

« Je vois aussi passer beaucoup de femmes qui se sont fait prescrire dans le privé des comprimés de DHEA [une hormone stéroïdienne dans la catégorie de la testostérone], un produit non approuvé sous cette forme par Santé Canada pour la ménopause. Plein de femmes sont là-dessus, sans savoir pourquoi. »

PHOTO JEAN ROY, ARCHIVES LA TRIBUNE

La gynécologue et obstétricienne Sophie Desindes

La Dre Desindes estime que les femmes sont nombreuses à confondre le syndrome prémenstruel – qui peut de fait s’alourdir au fil de la quarantaine – et l’arrivée de la ménopause.

Sur les réseaux sociaux, sur les pages Facebook consacrées à la ménopause, les hormones sont le sujet de l’heure. Devant l’absence de consensus et les conseils contradictoires reçus par des professionnels de la santé, des « influenceuses sur la ménopause » ont un bon auditoire.

Et nombreuses sont les femmes qui s’en remettent aussi aux conseils de simples internautes pour savoir notamment si elles devaient prendre ou pas de cette hormone qu’elles se sont fait prescrire ou qu’elles comptent réclamer.

Julie* est de celles qui ont lancé leur question sur Facebook après avoir été médusée, dit-elle en entrevue, de se faire prescrire la pilule contraceptive par le médecin, à 53 ans et avec un mari vasectomisé. « Ma belle-sœur, elle, me dit plutôt de prendre des hormones. »

Annie*, elle, a l’impression que son médecin y va « par essais et erreurs », avec des ordonnances qui sont parfois contestées ensuite par les pharmaciens. « Les professionnels de la santé devraient s’informer et cesser d’y aller au pif », lance-t-elle en entrevue téléphonique.

Un outil clinique à venir

Le problème, c’est que l’approche pour traiter la préménopause et la ménopause ne fait pas consensus parmi les spécialistes.

En 2002, après la publication d’une étude liant la prise d’hormones au cancer du sein, à des maladies cardiovasculaires ou à des AVC – risques depuis lors relativisés –, les hormones n’ont plus eu la cote et ont été peu prescrites.

En 2021, Loto-Méno, le documentaire de Véronique Cloutier, a contribué à relancer l’intérêt pour les hormones.

Mais ces 20 ans où l’hormonothérapie a très peu été prescrite se sont traduits « par une perte d’expertise » chez les médecins, admet sans détour la Dre Jeanne Bouteaud, gynécologue et obstétricienne au Centre hospitalier de l’Université de Montréal.

PHOTO FOURNIE PAR LA DRE JEANNE BOUTEAUD

La Dre Jeanne Bouteaud, gynécologue et obstétricienne au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).

Elle assure que les nombreuses formations offertes ces temps-ci sur ces thèmes sont très courues par les médecins.

Loto-Méno et ses lendemains

Loto-Méno a eu le mérite de permettre le remboursement de certaines hormones bio-identiques, « ce qui est une avancée », relève la Dre Jeanne Bouteaud.

C’est ce que croit aussi la Dre Desindes, qui aurait même espéré que plus de produits soient remboursés.

Mais c’était un documentaire, « pas une consultation médicale, insiste la Dre Bouteaud. Trop de femmes ont pensé que ce qui était dit s’appliquait à leur situation ».

« Des femmes entre 35 et 42 ans nous disent qu’elles sont fatiguées, qu’elles dorment moins bien que dans la vingtaine et elles attribuent ces symptômes à la périménopause [la période avant la ménopause], explique la Dre Jeanne Bouteaud. Notre société n’était pas prête à entendre cela, mais il faut le dire quand même : le sommeil et l’énergie ne sont pas les mêmes dans la quarantaine que dans la vingtaine. »

Comme médecin, elle se dit très à l’écoute des femmes et pour certaines, un problème hormonal est de fait en cause. « Mais dans d’autres cas, c’est multifactoriel. Les femmes sont très exigeantes envers elles-mêmes, la société l’est aussi. Il faut être performant au travail, s’occuper parfaitement de ses enfants, faire de l’exercice, être une bonne conjointe et avoir une sexualité débridée ! C’est fatigant, tout cela ! », remarque la Dre Bouteaud.

Bref, un problème hormonal, ça arrive, mais il y a parfois d’autres causes, fait-elle observer.

La Dre Sylvie Demers, médecin de famille qui a récemment cessé sa pratique, qui a été à l’origine de Loto-Méno et dont les livres et conseils sont très lus par les femmes, estime qu’il est possible que des médecins prescrivent mal des hormones – des mauvais professionnels, ça n’arrive pas qu’en médecine –, mais que le réel problème est ailleurs.

Elle croit que bien plus souvent, les médecins « psychiatrisent » leurs patientes en leur prescrivant des médicaments pour leur anxiété ou leurs troubles du sommeil, qu’ils ont tôt fait, aussi, de les diriger en cardiologie pour leurs palpitations ou en gastrologie pour leurs problèmes digestifs, sans jamais songer que le problème peut en être un d’hormones féminines.

« Un phénomène d’autodiagnostic » inévitable

Véronique Cloutier ne s’étonne pas que le retentissement de son documentaire se soit traduit dans une certaine mesure « par un phénomène d’autodiagnostic ». C’est un peu inévitable, à son avis, même si elle comprend que ça puisse poser un problème pour certains médecins.

Le message qu’elle souhaite qu’on retienne de son documentaire, deux ans plus tard, c’est que les hormones bio-identiques ne sont pas un miracle « qui va à tout le monde, mais que les médecins doivent y être ouverts ».

* Comme il s’agit de leur santé, les femmes interrogées sur leur ménopause ont souhaité garder l’anonymat.

Ailleurs dans le monde

Ailleurs, qu’en concluent médecins et sociétés savantes ? La Dre Jeanne Bouteaud explique que dans les pays développés, il y a tout autant « un regain d’intérêt pour l’hormonothérapie ».

Aux États-Unis, « les lignes directrices sont sensiblement les mêmes que les nôtres, les pratiques en Europe sont très similaires aux nôtres ».

Les médecins, dit-elle, doivent y aller au cas par cas, en ayant avec leurs patientes une discussion sur les bénéfices et les risques d’un traitement, en tenant compte de leur propre profil de santé et de leurs besoins.

Contradictions autour de la ménopause

Un guide pour éclairer les médecins

Des hormones. Pas d’hormones. Des antidépresseurs. La pilule. Surtout, ne rien prendre. Faire des prises de sang. Elles sont inutiles. Les femmes sont nombreuses à être perdues à l’approche de la ménopause devant tant d’indications contradictoires.

L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) confirme qu’il dévoilera cet été un outil clinique « afin de soutenir la prise en charge des manifestations cliniques de la périménopause et de la postménopause à l’aide de l’hormonothérapie ».

Le guide de cet organisme public du Québec viendra-t-il apporter des réponses éclairantes ? La Dre Jeanne Bouteaud, gynécologue et obstétricienne au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), explique que le document ne sera pas « une opinion » de spécialiste, mais « un résumé de la littérature » scientifique, « avec les données que l’on connaît sur les risques et bénéfices » de certains traitements.

« Après, chaque médecin les mettra en application au cas par cas, en fonction de chaque patiente », explique-t-elle.

Et quand un médecin dévie de lignes directrices en général, explique-t-elle, il doit pouvoir le justifier.

La Dre Sylvie Demers, une médecin de famille qui met de l’avant sa longue pratique et son approche de médecine expérimentale, doute fortement de pouvoir se rallier à l’outil clinique de l’INESSS.

La Dre Demers craint que l’organisme conseil reste trop fermé à l’hormonothérapie et trop peu sensible à la lourdeur des symptômes des femmes bien avant la ménopause.

Mais au-delà du cas par cas, la recherche apporte-t-elle des réponses ?

On sait, répond la Dre Jeanne Bouteaud, qu’un traitement hormonal peut « soulager les symptômes vasomoteurs et les chaleurs associés à la ménopause ».

On sait aussi que l’œstrogène présente « des bénéfices en termes de protection osseuse », pour prévenir l’ostéoporose. Un avantage important : les femmes sont deux fois plus susceptibles de se fracturer la hanche que les hommes, selon l’Agence de la santé publique du Canada.

Mais les risques de l’hormonothérapie ne sont pas nuls – notamment de faire un caillot ou d’avoir un risque accru de cancer du sein avec certaines hormones –, fait observer la Dre Bouteaud.

Les prises de sang, nécessaires ou pas ?

La Dre Sophie Desindes, responsable de la Clinique de ménopause au CIUSSS de l’Estrie, dit que c’est en étudiant le cycle menstruel et les symptômes de ses patientes qu’elle détermine si des hormones sont indiquées. Pas en faisant des prises de sang et des bilans hormonaux comme le recommandent trop de médecins en pratique privée, estime-t-elle. « Les hormones, ça varie d’une journée à l’autre, d’un cycle à l’autre, même. On a un cycle menstruel, mais aussi un cycle hormonal », avec ses hausses et ses baisses selon qu’on est près du début de ses règles ou en pleine ovulation.

« Ce n’est pas comme pour la glande thyroïde », illustre-t-elle, où une prise de sang s’impose pour savoir si la glande fonctionne et si un traitement est adéquat.

Un cycle menstruel et hormonal, ça vient avec des fluctuations, par définition, rappelle la Dre Desindes.

Fluctuations qui peuvent, pour certaines femmes, être très incommodantes, soumet-on. « Mais l’hormonothérapie ne va pas empêcher les fluctuations hormonales, répond la Dre Desindes. Elle va rajouter des hormones à une patiente qui en a déjà », avec souvent, particulièrement, un taux d’œstrogène élevé dans la quarantaine.

La Dre Jeanne Bouteaud note qu’« il n’existe pas de test précis » qui dira si une patiente a besoin d’hormones ou pas.

Pour le savoir, le médecin, dit-elle, s’appuie sur ses symptômes, son âge, son état de santé.

La Dre Céline Bouchard, elle aussi gynécologue, relève qu’« il n’est pas nécessaire de doser les hormones quand le cycle menstruel est régulier, car les hormones fonctionnent bien ».

« On ne dose pas non plus [les hormones] s’il y a aménorrhée, bouffées de chaleur, etc., à l’âge de la ménopause, car le diagnostic est alors évident. On se fie au confort de la patiente avec le traitement hormonal [proposé]. »

La Dre Bouchard recommandera un dosage seulement devant une ménopause précoce ou des problèmes de fertilité.

La Dre Sylvie Demers dit qu’elle recommande des dosages pour une petite proportion de femmes en préménopause, au début de la quarantaine, qui présentent un syndrome prémenstruel intensifié (des saignements importants, typiquement des caillots, notamment).

Mais pendant « le chaos hormonal de la périménopause » (la période avant la ménopause où il y a eu 12 mois sans menstruations), les prises de sang sont inutiles, à son avis.