(Ottawa) Jennie Carignan deviendra, le 18 juillet, la première femme à prendre les rênes des Forces armées canadiennes. Sa nomination devrait être annoncée sous peu, mais déjà, le choix de Justin Trudeau suscite des critiques – souvent anonymes – sur les réseaux sociaux.

La désignation de la lieutenante-générale Carignan, une ingénieure de formation qui sert son pays depuis plus de 35 ans, à titre de cheffe d’état-major de la Défense nationale a été confirmée à La Presse par une source gouvernementale haut placée.

Au fil de sa carrière, Jennie Carignan a commandé deux régiments du génie de combat, le Collège militaire royal de Saint-Jean, ainsi que la 2e Division du Canada. Elle a été déployée en Bosnie-Herzégovine, sur le plateau du Golan et en Afghanistan.

La militaire a aussi commandé la mission de l’OTAN en Irak pendant un an, de novembre 2019 à novembre 2020. Environ cinq mois plus tard, elle a pris les commandes de l’unité responsable du changement de culture au sein des Forces armées canadiennes (FAC)⁠1.

« C’est une nomination historique ; je pense que juste prendre ça en compte et célébrer ce moment est une bonne chose », commente Charlotte Duval-Lantoine, directrice des opérations (bureau d’Ottawa) et membre de l’Institut canadien des affaires mondiales.

Elle s’attend toutefois à ce que Jennie Carignan rencontre une résistance. D’abord, parce que le rôle d’ingénieur de combat est « perçu comme inférieur à un rôle d’infanterie et un rôle d’artillerie », relève la spécialiste en affaires militaires.

Ensuite, il y a son genre – l’organisation n’est pas exactement reconnue pour son ouverture à la diversité. Le contexte politique, également. « Il y aura des réactions anti-Justin Trudeau », souligne Charlotte Duval-Lantoine.

La nomination éventée vendredi dernier par plusieurs médias a déjà fait pianoter sur les claviers. En vrac : « La nouvelle cheffe a un vagin. Je me sens vraiment plus en sécurité », « Chute programmée », « Embauche discriminatoire », etc.

Attentes exagérées et représentativité

À cela s’ajoute le fait que les attentes à l’égard de la lieutenante-générale sont peut-être démesurées, signale Philippe Lagassé, professeur agrégé à la Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton, à Ottawa.

« Je pense que les attentes du public et des politiciens envers elle, par rapport aux résultats qu’elle pourra amener sur le plan de la culture, c’est un peu injuste – que soudainement, avec une femme, ça amène un changement majeur », plaide-t-il.

Par ailleurs, l’institution ne se résume pas à une seule personne : « Ça ne fonctionne pas de cette manière-là. Ce n’est pas en changeant le genre de la personne à la tête d’un organisme que tu changes automatiquement sa culture », argue M. Lagassé.

L’arrivée de Jennie Carignan au sommet de la pyramide hiérarchique des FAC constitue néanmoins une avancée pour les filles et les femmes, juge la députée bloquiste Christine Normandin.

Peu importe qu’elle soit une femme ou pas, c’est une bonne nomination. Tant mieux si ça peut envoyer un message positif, car dans les Forces armées, on n’a pas des chiffres exceptionnels en matière de représentativité féminine.

Christine Normandin, députée bloquiste de Saint-Jean

Sa collègue néo-démocrate Lindsay Mathyssen partage cet avis. Des femmes en position d’autorité, il en faut davantage, estime-t-elle : « Ça renforce celles qui nous suivent. Je le constate en politique. »

Sollicité pour une réaction, mardi, le Parti conservateur n’a pas répondu.

Défis nationaux et internationaux

Spécialistes et élus s’entendent sur une chose : la lieutenante-générale en aura plein les bras. À l’échelle nationale, le recrutement et la rétention des membres des FAC arrivent en tête des défis qui l’attendent.

En mai dernier, le ministre de la Défense, Bill Blair, a affirmé que seulement 4000 des 70 000 personnes qui avaient déposé leur candidature pour s’engager avaient été retenues. « Ce n’est pas suffisant », a-t-il alors tranché.

Il y a aussi la place du Canada sur l’échiquier mondial, et cette incapacité à établir une feuille de route précise vers l’atteinte du plancher de 2 % du PIB en dépenses militaires de l’OTAN.

Là-dessus, Jennie Carignan n’a pas forcément de prise. « La décision revient au premier ministre […], il y a une élection qui s’en vient où on veut démontrer qu’on a un contrôle sur les finances », fait remarquer Philippe Lagassé.

« La pression va sûrement venir des États-Unis, moins de ce que le chef d’état-major va dire », enchaîne-t-il. Près du quart des sénateurs américains ont écrit à Justin Trudeau en mai dernier pour l’exhorter à atteindre la cible minimale de 2 %.

C’était en amont du sommet annuel de l’OTAN, qui aura lieu cette année à Washington, la semaine prochaine.

Des 32 pays membres de l’alliance politico-militaire, tous ont des hommes comme chefs de la défense. Ce portrait de famille tout masculin changera bientôt avec l’entrée en scène de Jennie Carignan.

M. Trudeau sera de la partie, afin de « réaffirmer l’engagement du Canada à l’égard de la sécurité et de la stabilité de la région euro-atlantique, en particulier face aux attaques et aux actes de déstabilisation continus de la Russie ».

1. Lisez « En terrasse avec Jennie Carignan : La bataille du changement »