(Québec) Chien de garde des contrats du gouvernement, l’Autorité des marchés publics (AMP) constate de plus en plus « la présence du crime organisé, de la collusion et du partage de territoires » lors de ses activités de surveillance. Elle lève des « drapeaux rouges » au sujet du projet de loi sur les infrastructures de Jonatan Julien.

« […] Nous constatons à l’intérieur de nos mécanismes de surveillance de plus en plus la présence du crime organisé, de la collusion et le partage de territoires », a lancé le président-directeur général de l’Autorité des marchés publics, Yves Trudel, lors de l’étude du projet de loi du ministre Jonatan Julien, qui vise à assurer « davantage d’agilité dans la réalisation » des projets d’infrastructure.

Ce constat, sur la présence du crime organisé chez les entrepreneurs, a été fait depuis que l’AMP a obtenu le pouvoir, il y a deux ans, de vérifier l’intégrité des entreprises qui obtiennent des contrats publics d’approvisionnement de service ou de travaux de construction, a expliqué l’organisme à La Presse.

L’AMP « souscrit aux objectifs et aux orientations » du projet de loi du gouvernement Legault, qui vise à permettre à grande échelle l’usage de « l’approche collaborative », notamment en autorisant la participation des entrepreneurs à l’élaboration des projets publics.

Elle se réjouit également d’obtenir le pouvoir d’exiger que des personnes tierces lui transmettent des documents et des renseignements sur une entreprise.

Hausse des contrats de gré à gré

Mais une autre portion du projet de loi lui semble problématique. À la suite d’un appel d’offres infructueux, un donneur d’ouvrage – le ministère des Transports ou de la Santé, par exemple – pourra donner un contrat de gré à gré sans qu’il soit nécessaire de publier un avis d’intention. L’AMP parle de « drapeaux rouges », évoquant « des risques pour les marchés publics ».

L’avis d’intention « permet à l’organisme public de signifier son intérêt à travailler avec un fournisseur potentiel ». « Suivant la publication, d’autres fournisseurs peuvent faire part de leur intérêt en fonction de leur capacité à réaliser le contrat », note l’AMP.

Devant les parlementaires, Yves Trudel s’est inquiété de « la capacité de l’AMP d’exercer sa surveillance » et de la création d’une « brèche qui pourrait s’ouvrir quant à l’absence de concurrence dans certains appels d’offres et à la transparence du processus contractuel ».

Il a fait valoir que selon les données produites par le Secrétariat du Conseil du trésor, le recours au gré à gré a augmenté de 30 % ces trois dernières années. Et l’AMP se demande pourquoi les entrepreneurs, de plus en plus, ne participent pas au processus d’appel d’offres, pour ensuite signer un contrat de gré à gré. Elle prépare d’ailleurs un rapport à ce sujet.

C’est préoccupant qu’on augmente les contrats gré à gré et qu’on diminue les soumissions.

Yves Trudel, PDG de l’Autorité des marchés publics, lors de l’étude du projet de loi

L’organisme a des hypothèses. « Il y a des régions où c’est plus dur que d’autres, il y a moins de concurrence que d’autres. Ça fait longtemps qu’ils se sont dit : “Ça sera ton tour cette année. Tu ne soumissionnes sur rien, je ne soumissionne sur rien. Ça sera à toi cette année et ça sera moi l’année prochaine” », a indiqué M. Trudel en commission parlementaire.

À son avis, le gouvernement du Québec doit se demander « pourquoi » un entrepreneur « accepte le gré à gré s’il n’a pas soumissionné ». Parfois, a-t-il dit, les entreprises se disent que les appels d’offres, « c’est tout croche, c’est mal ficelé, c’est mal planifié. […] Je vais attendre l’appel, je vais négocier mon prix ».

Ces exemples de collusion rappellent le spectre de la commission Charbonneau. La professeure de droit de l’Université de Montréal Martine Valois, qui a siégé au comité de suivi de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction, s’est d’ailleurs dite inquiète au sujet des « contrats de partenariats et la possibilité de conclure des contrats de gré à gré en cas d’appel d’offres infructueux ».

« Dans l’état actuel des choses, ces modifications vont aussi à contre-courant de l’ensemble des meilleures pratiques pour contrer la collusion et la corruption. Elles sont susceptibles d’augmenter la vulnérabilité des organismes publics », a-t-elle dit aux parlementaires.

Le VGQ se questionne

Le Vérificateur général du Québec (VGQ) a fait la même observation que l’AMP au ministre Jonatan Julien : « Si l’entreprise retenue pour le contrat de gré à gré doit être en mesure de remplir les conditions et exigences de l’appel d’offres public, il y a lieu de se questionner sur la raison pour laquelle l’appel d’offres a été infructueux au départ. »

L’AMP demande au gouvernement, pour minimiser les risques, de rendre publics les contrats de gré à gré très rapidement après leur signature pour lui permettre de faire enquête.

Et le VGQ estime qu’il devrait conserver la publication d’un avis d’intention avant de signer le contrat.

En commission, le ministre Jonatan Julien a indiqué qu’il allait « regarder attentivement » l’article montré du doigt et a signifié son intention de l’améliorer. « Vous êtes un peu notre caution morale dans ces dossiers-là », a-t-il lancé au PDG de l’AMP, Yves Trudel.

Permettre la vérification

Le Vérificateur général du Québec estime que dans sa forme actuelle, le projet de loi de M. Julien « présente un risque de limitation du contrôle parlementaire à l’égard des contrats de partenariat ». Actuellement, il n’aurait pas accès aux informations détenues par les entrepreneurs.

« Puisque les projets réalisés en partenariat impliqueront normalement un financement direct ou indirect de l’État pour répondre aux besoins de la population, il est important que le Vérificateur général puisse effectuer les travaux de vérification qu’il juge nécessaires », a expliqué la sous-vérificatrice générale, Christine Roy.

« J’ai de grandes préoccupations quant à notre capacité à obtenir des contractants tous les informations et les renseignements nécessaires pour informer adéquatement les parlementaires sur la réalisation de ces projets d’infrastructure », a-t-elle dit.

Elle souhaite, dans le cadre des nouveaux contrats de partenariat, pouvoir vérifier :

  • l’utilisation directe ou indirecte des fonds publics par les contractants ;
  • le respect des ententes ou contrats conclus ;
  • les risques encourus par le gouvernement ;
  • et ce, tout au long de l’exécution des contrats, soit lors de la conception, la réalisation, l’exploitation ou lors de l’entretien de l’infrastructure.

M. Julien s’est inquiété de la façon dont les entrepreneurs pourraient accueillir ce pouvoir d’enquête du Vérificateur général. Il y a, croit-il, une « contrainte perceptuelle ».

Quant à la disposition sur les contrats de gré à gré, Mme Roy a bien entendu « que l’intention n’est pas que ce soit utilisé fréquemment ». Mais dans les faits, les organismes utilisent parfois les mesures d’exception un peu vite « pour justifier l’octroi de gré à gré ». Il existe donc un « danger » que les fonctionnaires « interprètent de façon libérale » l’article du projet de loi et l’utilisent à grande échelle. « Si on veut favoriser la concurrence, il faut commencer à se poser la question pourquoi il y a peu de soumissionnaires et puis essayer de voir s’il n’y a pas d’autres mécanismes avant d’aller directement au contrat de gré à gré », a dit Mme Roy.

Le projet de loi 62 en bref

Le gouvernement Legault a déposé le projet de loi 62 sur les infrastructures en même temps que celui pour créer une agence des transports. Il modifie la Loi sur les contrats des organismes publics pour permettre l’usage de l’approche collaborative, qui permet de faire participer les entrepreneurs à l’élaboration des projets publics. Le ministre Jonatan Julien en a fait la pièce maîtresse de sa stratégie en infrastructure, et espère réduire les coûts de construction de 15 %, et les délais de 25 %. Québec avait également un problème d’attractivité : les entreprises du secteur de la construction tournent de plus en plus le dos aux contrats publics malgré une hausse des investissements.