L’autre jour, ma blonde a failli passer sous les roues d’un camion au centre-ville de Montréal. C’est ce qu’on appellerait en aviation un near miss, un quasi-accident.

Le feu était vert en direction est-ouest pour les piétons et pour les automobilistes à l’immense intersection Robert-Bourassa–De La Gauchetière. Madame Lagacé traversait d’est en ouest cette intersection achalandée, donc sur De La Gauchetière. Elle a senti un camion arriver derrière elle, un poids lourd, qui a entrepris de tourner à gauche vers le sud, sur Robert-Bourassa.

Elle a instinctivement ralenti sa foulée d’une nanoseconde providentielle en sentant le camion qui s’apprêtait à entrer dans sa trajectoire de piétonne. Sinon, le camion la percutait.

Il y a plusieurs façons de décortiquer ce near miss qui aurait pu tuer stupidement cette piétonne, qui est bien sûr plus qu’une piétonne : elle est une mère, une fille, une sœur, une amie, une cousine, une blonde.

D’abord, il y a la stupidité du camionneur. S’il a vu la piétonne et qu’il l’a quand même coupée, c’est un danger public. S’il ne l’a pas vue, c’est aussi un danger public. Conduire un camion exige un sang-froid et une retenue immenses en tout temps, particulièrement en milieu urbain, où les plus vulnérables usagers de la route abondent : piétons et cyclistes.

Si le bon Dieu existait, ce gars-là pognerait une terrible gastro lors du long week-end de la fête du Dominion.

Mais le bon Dieu n’existe pas et ce gars-là ne saura jamais à quel point il est passé proche de se retrouver dans un communiqué de presse du SPVM sous la proverbiale formule « le chauffeur du camion n’a pas été blessé, mais a été traité pour un choc nerveux ». Peut-être s’en fout-il.

L’autre façon de décortiquer ce qui aurait pu être un drame absurde et inutile, c’est par l’angle de l’aménagement hyperdangereux de cette intersection.

Je parle de l’intersection Robert-Bourassa–De La Gauchetière, mais on peut dire la même chose de toutes les intersections de grandes artères qui ont cette détestable particularité de mettre piétons et véhicules en concurrence.

Il est totalement irresponsable qu’existent encore à Montréal des intersections de grandes artères où piétons et véhicules se disputent l’espace-temps d’un feu vert pour traverser.

Cas de figure : plusieurs piétons traversent au feu vert, la silhouette blanche du piéton leur en donnant le droit. Les véhicules ont aussi le droit de s’avancer dans l’intersection, le feu étant vert pour eux. Bien sûr, les piétons ont priorité. Mais le danger, ici, reste entier : les voitures peuvent tourner au feu vert et, pour tourner, il faut forcément s’immiscer dans la trajectoire des piétons. Il faut jauger le « bon » moment pour tourner, pour s’insérer entre deux groupes de piétons, par exemple.

C’est ce que je veux dire par mettre les piétons et les véhicules en concurrence. C’est un aménagement stupide et dangereux, au-delà de la stupidité et de la dangerosité des humains qui marchent et qui conduisent.

En fait, il y a ici deux types de concurrence : pour l’espace et pour le temps.

La concurrence pour l’espace : les véhicules ne devraient pas tourner à un feu vert pendant que des humains traversent à pied dans le même couloir d’asphalte.

La concurrence pour le temps : tout le monde est pressé, tout le monde veut arriver à destination rapidement, la travailleuse de l’information et le chauffeur de poids lourd ; le banquier et la chauffeuse Uber.

Or, tout le monde – automobilistes, chauffeurs et piétons – a littéralement un œil sur l’horloge, le décompte est visible pour tous, sous la silhouette blanche du piéton affichée aux intersections : 17 secondes, 16, 15, 14, 13, 12, 11, 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1…

Et ça tombe au rouge.

Vous trouverez souvent un piéton pour amorcer sa traversée alors qu’il n’aura manifestement pas le temps de la terminer.

Vous trouverez une camionneuse ou un automobiliste qui va foncer entre deux groupes de piétons, parce qu’il lui reste légalement deux secondes pour tourner.

Ce ballet dangereux est une conséquence directe d’un aménagement dangereux. Si vous mettez en concurrence des véhicules et des piétons qui disposent à peu près du même espace-temps pour traverser une intersection, si vous les forcez à se croiser et à se frôler, vous jouez aux dés avec la sécurité des piétons.

Cet aménagement multiplie les risques d’erreurs fatales. Une impatience, une distraction et c’est la collision. J’ai en tête un exemple d’aménagement intelligent qui réduit les risques de collision aux intersections : je parle des feux pour cyclistes distincts des feux pour voitures qu’on retrouve par exemple sur le REV, rue Saint-Denis. Ces feux distincts limitent les interactions malheureuses et donnent aux deux parties, cyclistes et véhicules, amplement de temps pour s’engager dans une intersection, chacun son tour.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Saillies de trottoir à l’angle de l’avenue Laurier et de la rue de Brebeuf

Autre exemple d’aménagement intelligent : les saillies de trottoir, qui créent un entonnoir aux intersections balisées par des « stop », dans les quartiers résidentiels, ce qui limite les dépassements stupides d’automobilistes pressés, aux carrefours.

Bref, le constat s’impose : la Ville de Montréal ne devrait plus tolérer cette concurrence véhicules-piétons aux grandes intersections. Chacun devrait avoir son moment pour s’engager, pour tourner.

En matière de sécurité routière, on peut multiplier les campagnes de sensibilisation et les manières de sanctionner les automobilistes, mais trois mots sont importants pour limiter le nombre d’accidents : aménagement, aménagement, aménagement.