Pour se comprendre, il faut parfois se voir dans les yeux d’un étranger.

Le Québec est une « petite nation » au sens où l’entendait l’écrivain tchèque Milan Kundera⁠1. C’est-à-dire une nation dont l’existence ne va pas de soi, qui doit se défendre face à l’histoire et justifier sa différence.

Mais qu’est-ce qu’un Québécois ? Ce débat durera aussi longtemps que le Québec, et je n’ai pas l’intention de le trancher. On ne fâche pas les gens un jour férié.

Quelques éléments consensuels reviennent pour définir l’identité québécoise. Parler la langue officielle commune. Revendiquer soi-même cette identité – « un Québécois, c’est quelqu’un qui décide de l’être », disait Pierre Falardeau. Et enfin, avoir ce territoire en partage.

Cette chronique vise à creuser cet aspect qu’on tient pour acquis.

Un territoire n’est pas seulement un lieu qu’on habite. C’est aussi une idée qui nous habite.

C’est à la fois difficile à expliquer et facile à comprendre. Vous l’avez sans doute déjà vécu. Vous revenez de voyage. Vous jouissez de la lucidité si brève du détachement. Pendant quelques instants, le familier vous redevient étranger. Le Québec paraît alors différent. C’est un ailleurs, et en même temps, c’est chez vous.

Mais cette expérience est accessible sans prendre l’avion. On peut se dépayser sans traverser la frontière. On peut aussi être des immigrés de l’intérieur.

Par exemple, vous retournez dans une autre région ou une autre ville après une longue absence, comme Québec. En avançant sur le pont, les bras du fleuve s’ouvrent avec une largeur qu’on ne soupçonne pas à Montréal. Vous devinez la mer qui se cache en aval avec, au bout, ses communautés côtières isolées. Avec un peu d’imagination, vous voyez en amont le voyage des premiers colons qui ont bravé les éléments – avec l’aide des Premières Nations, établies longtemps avant – pour ériger des campements, fonder des villes, créer un nouveau monde.

En cheminant vers la campagne, vous roulez sur un rang qui révèle cet aménagement singulier du territoire. Le Québec compte près de 12 000 rangs, écrit Louis-Edmond Hamelin, grand géographe et inventeur de la « nordicité ». Au lieu de réunir les habitations pour se défendre en cas d’attaque, elles ont été alignées. Comme le résume Hamelin : « un premier rang le long du Saint-Laurent, un rang en arrière […] puis plusieurs autres2… »

Cet étalement est aussi un entassement. Le fleuve étant dans un axe sud-ouest–nord-est, les villes ont été fondées au creux de la vallée du Saint-Laurent, là où le climat était moins rude et les terres plus fertiles.

Mais le Québec, écrit Hamelin, c’est aussi une vaste étendue au nord. L’idée d’un territoire hostile, abstrait et presque infini, fait partie de nos mythes. Il plaidait pour une réappropriation de l’hiver et de sa beauté – même si Punta Cana est jolie, aucune lumière n’égale celle qui éclabousse la blancheur des neiges.

Peu de gens s’aventureront dans le Grand Nord, et cela se comprend. Le trajet est long et onéreux. Mais cela n’excuse pas le manque de curiosité de trop de citadins pour le reste du territoire.

Combien connaissent mieux Plattsburgh que Rouyn-Noranda ? Combien ne sont jamais allés en Gaspésie ou sur la Côte-Nord, en dehors des circuits touristiques ? Combien en savent plus sur le président fondateur des États-Unis que sur l’homme qui a été le premier à diriger un gouvernement québécois – monsieur Chauveau, si vous n’avez pas accès à Google.

Un clivage oppose Montréal aux régions rurales, et il se creuse. Vrai, le phénomène s’observe ailleurs. Mais il inquiète davantage pour une nation fragile comme le Québec. Et il est aggravé par le fait que ce territoire est à la fois vaste et mal occupé.

Écouter Ferland ou lire Ferron fait sentir le Québec. On pourrait dire la même chose d’un trajet jusqu’au bout des routes 138, 132 ou 117.

Quand on s’éloigne de chez soi, on gagne un recul qui aide à mieux voir d’où l’on vient. Le passé est plus apparent aussi. On y décèle ses traces, à commencer par les églises. Malgré l’obscurantisme du clergé, des gens ont pu y accomplir un destin exceptionnel, comme le rappelle Carl Bergeron dans La Grande Marie ou le luxe de sainteté, un hommage à Marie de l’Incarnation.

Un périple au Québec en révèle aussi la négligence. On estime que 40 % du patrimoine bâti a été détruit depuis 1970. Dans certains villages, la plus belle vue sur le fleuve se trouve à la commande au volant…

Comme le dénonce Marie-Hélène Voyer dans L’habitude des ruines, la laideur rampante du matérialisme est un saccage de la beauté qui frôle la haine de soi.

Ce territoire mérite d’être protégé et d’être tout simplement connu. Comme l’écrit le poète Pierre Nepveu dans Géographies du pays proche, « c’est là, concrètement, que se conjuguent notre réalité physique et notre qualité d’êtres interprétatifs, déchiffreurs de signes, plongés dans l’altérité du monde, à la fois dans sa présence matérielle et dans sa texture temporelle ».

Peu importe où l’on va, on y découvre une part de cette société à laquelle on appartient, une part de soi, un élément de la réponse quand on se fait poser à l’étranger l’habituelle question : « D’où venez-vous ? »

⁠1. La citation provient d’un discours prononcé par Kundera, publié dans la revue Le Débat en 1983 puis réédité récemment par Gallimard dans un recueil intitulé Un Occident kidnappé.

2. La nordicité du Québec – Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, avec Daniel Chartier et Jean Désy, Presses de l’Université du Québec, 2014.