« T’es sûre que t’es pas trop fatiguée pour assister à un concert ? »

Ma petite maman a dit « non, non, ça va » en me foudroyant du regard.

Traduction libre : « Oui, et après ? Fais pas ta mère poule ! »

Le radio-oncologue l’avait avertie. Le pic de fatigue après la radiothérapie risquait de survenir environ deux semaines après la fin des traitements. Exactement le même jour que le concert au cégep de Saint-Laurent marquant le cinquième anniversaire de MusiquEntraide, un programme qu’elle a cofondé avec Jo-Anne Fraser, une de ses anciennes élèves qui cherchait une façon de mettre de la musique dans la vie d’enfants réfugiés syriens.

Alors au diable la fatigue. Il fallait absolument qu’elle soit présente à ce concert, comme elle avait tenu à être là quand Jo-Anne, à 16 ans, l’avait invitée à assister à son récital de piano.

Si cette histoire vous dit quelque chose, c’est qu’elle a commencé ici même, il y a cinq ans, dans une chronique estivale où je racontais les retrouvailles après quatre décennies de ma mère, enseignante au secondaire à la retraite, et d’une ancienne élève, devenue à son tour enseignante de musique⁠1.

Tout a commencé par un simple courriel de Jo-Anne Fraser, qui avait envie de retrouver sa prof de maths de quatrième secondaire, figure marquante de son adolescence, afin de lui dire merci.

« Si Amal est votre mère, pouvez-vous lui acheminer cette lettre ? »

J’ai joué le rôle de messagère, comme je le fais souvent quand d’anciens élèves de ma mère m’écrivent. Au fil du temps, j’ai réalisé qu’elle avait tout un fan club dont j’ignorais l’existence.

C’est ainsi que ma mère et Jo-Anne se sont retrouvées dans un café. Elles se sont mises à jaser comme si elles ne s’étaient jamais quittées. Quarante ans avaient passé, mais le lien privilégié qui les unissait était intact.

Ce jour-là, Jo-Anne, qui était à l’époque coordonnatrice de programme au département de musique du cégep de Saint-Laurent, a parlé à ma mère du projet qu’elle avait en tête depuis un bon moment déjà : offrir de la musique aux enfants réfugiés syriens. Ma mère, qui a quitté son Alep natal en 1967 et qui fait du bénévolat au sein de l’Entraide Bois-de-Boulogne – un organisme communautaire montréalais qui vient notamment en aide à des familles syriennes ayant dû fuir les affres de la guerre –, a proposé d’en faire leur projet commun. Son engagement exceptionnel lui a d’ailleurs valu la Médaille de l’Assemblée nationale le 1er juin dernier, lors du gala du 60anniversaire de l’Entraide Bois-de-Boulogne.

PHOTO FOURNIE PAR L’ENTRAIDE BOIS-DE-BOULOGNE

Amal Karazivan Elkouri a reçu du député André Morin la Médaille de l’Assemblée nationale le 1er juin dernier, à l’occasion du gala du 60e anniversaire de l’Entraide Bois-de-Boulogne.

Jo-Anne ne s’imaginait pas vraiment une suite aussi belle à la simple lettre de remerciement qu’elle voulait envoyer à son enseignante préférée.

« Vraiment pas ! C’est incroyable des fois, la vie ! Les astres étaient vraiment alignés. »

À la fin de ma chronique du 6 juillet 2019, j’ai écrit quelques lignes au sujet du projet qu’elles imaginaient ensemble et du lancement d’une campagne de récolte d’instruments de musique. Le jour de la publication, Jo-Anne était en vacances, en route vers la Gaspésie. Entre Montréal et Gaspé, sa messagerie s’est remplie de courriels de lecteurs qui voulaient donner des instruments de musique. Quand elle a jeté un coup d’œil à son téléphone en fin de journée, elle était renversée. Tout un orchestre l’attendait !

Le projet MusiquEntraide est ainsi né en un temps record grâce à une petite équipe dévouée et de généreux donateurs. Dès l’automne 2019, le projet a pris son envol. Quelque 40 enfants de 5 à 16 ans de l’Entraide Bois-de-Boulogne ont commencé à suivre des cours de musique donnés par une douzaine d’étudiants-professeurs du département de musique du cégep de Saint-Laurent⁠2.

Au concert marquant les cinq ans de MusiquEntraide, en avril dernier, c’est une Jo-Anne très émue qui s’est adressée aux parents des jeunes élèves d’origine syrienne qui ont pu bénéficier de ce programme.

« Je croyais que, à votre arrivée au Québec, d’offrir la musique à vos enfants pouvait vraiment les aider à guérir du traumatisme de la guerre. Je n’ai pas vécu la guerre. Mais j’ai vécu une situation familiale où la musique a été un grand sauveur pour moi. Et c’est en ce sens-là que je me suis dit que ça aiderait les enfants. »

Cinq ans plus tard, alors que le projet sous sa forme actuelle est terminé et que l’on réfléchit à une façon de permettre aux jeunes talents découverts en cours de route de poursuivre leurs cours de musique, Jo-Anne peut dire mission accomplie.

Aux étudiants-professeurs du cégep de Saint-Laurent, Jo-Anne a raconté comment sa prof de maths lui a donné le virus de l’enseignement, même si l’élève qu’elle était n’avait pas exactement la bosse des maths.

« Je détestais les mathématiques ! Mais j’ai aimé les mathématiques cette année-là ! J’ai eu une superbe enseignante qui a été quelqu’un de marquant pour moi dans mon parcours de jeune femme et d’enseignante aussi. Ça m’a donné le goût de vous enseigner à vous, chers étudiants, de rester près des jeunes. »

L’enseignante leur a aussi dit comment ses belles retrouvailles avec sa prof après plus de 40 ans avaient donné naissance à MusiquEntraide. Et comment elle espérait qu’à travers ce projet, la roue de l’enseignement continuerait de tourner. « J’espère que vous en ferez votre carrière et que vous serez aussi heureux que moi. »

PHOTO FOURNIE PAR MUSIQUENTRAIDE

Concert soulignant le 5e anniversaire de MusiquEntraide, le 21 avril, au cégep de Saint-Laurent

Sous le regard ému de l’ancienne élève qui avait retrouvé sa prof, chaque étudiant-professeur est venu présenter l’élève qu’il avait pris sous son aile.

« De voir tous ces jeunes cheminer… Il y en a que je connais depuis le début. Ils ont grandi et fait tant de progrès. De voir aussi comment les étudiants parlent de leurs élèves… Je les sens tellement investis dans leur rôle. Ça m’a touchée, ce lien de confiance qu’ils ont appris à développer. J’étais vraiment fière. »

Et puis, me dit Jo-Anne, la voix brisée, ce qui était vraiment touchant pour elle, c’était de voir ma mère se pointer au concert alors qu’elle était encore en convalescence et n’avait pas pu assister aux concerts précédents.

Elle avait été un modèle pour elle au secondaire. Elle l’était encore aujourd’hui avec sa résilience et son espoir en la vie et en l’humanité.

Le temps d’un concert, il n’y avait plus ni guerre ni maladie, mais une prof si fière de son élève et une élève si fière de sa prof. Et aussi une fille pas mal fière de sa petite maman.

1. Lisez la chronique « Et moi, je pense à toi » 2. Lisez la chronique « Un piano pour Noël »