« Ça aurait dû être mieux préparé. »

Cette phrase, prononcée mercredi par le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, dans un couloir de l’Assemblée nationale, gagnera peut-être la palme de l’euphémisme de l’année.

Le projet auquel il fait référence suit son cours depuis cinq ans. À peu près toutes les instances imaginables y ont touché, à Montréal comme à Québec. Il a été étudié sous toutes ses coutures et a reçu toutes les autorisations nécessaires.

Mais voilà : il se déroule très mal.

Je parle ici de la Maison Benoît-Labre, ouverte le mois dernier dans le quartier Saint-Henri à Montréal. Il s’agit d’un centre de jour pour sans-abris, doublé d’un site de consommation supervisée de drogues dures, qui comprend aussi 36 logements sociaux pour ex-itinérants.

Ce genre de ressource est nécessaire, avec la crise qui s’aggrave. Le hic : le centre a été construit à quelques mètres d’une école primaire, en toute connaissance de cause.

Pourquoi à cet endroit ? Une bonne question, que se posent encore les parents des 300 élèves de l’école Victor-Rousselot.

Vous avez peut-être vu passer ces images troublantes depuis quelques jours, dans des reportages de TVA ou de La Presse. Des sans-abri qui se battent, s’exhibent ou fument du crack en public⁠1.

Les scènes du genre sont devenues monnaie courante dans plusieurs quartiers, mais les élèves de Victor-Rousselot n’étaient pas préparés à en être témoins chaque jour. Des jeunes font de l’anxiété et rechignent même à se rendre en classe depuis l’ouverture de la Maison Benoît-Labre⁠2.

L’école a dénombré 28 « évènements perturbateurs » pendant les quatre premières semaines d’activité du centre. Des parents sont furieux. Ils disent avoir essayé de lever le drapeau rouge pendant des mois, sans succès.

Le pire scénario, celui qu’ils redoutaient, s’est réalisé.

Je me suis promené pendant un bon moment mercredi autour du centre, situé à un jet de pierre du marché Atwater. L’immeuble est magnifique et s’intègre bien au secteur.

Mais ceci est aussi vrai : ça brasse pas mal. Même au cœur de la matinée. Les cris occasionnels, le va-et-vient des personnes aux facultés affaiblies et les tentes érigées çà et là ont de quoi impressionner des enfants, je peux le comprendre.

Pourquoi avoir choisi ce terrain en particulier, alors ? Parce que c’était le seul qui était disponible et répondait à tous les critères, m’a affirmé en entrevue Andréane Désilets, directrice générale de la Maison Benoît-Labre.

Son organisme, pour la petite histoire, vient en aide depuis 1952 aux sans-abri du sud-ouest de Montréal. Il est très respecté dans le milieu de l’itinérance.

Quand Andréane Désilets en a pris les rênes en 2016, le centre était rendu à l’étroit dans ses anciens locaux. Une recherche de trois ans s’est mise en branle, infructueuse jusqu’à ce que l’organisme trouve ce terrain à un jet de pierre d’une école.

Elle soutient avoir vérifié « si c’était une bonne idée » de s’installer là, en rencontrant la direction de l’école voisine. L’arrondissement du Sud-Ouest et la Ville de Montréal disent n’avoir pas eu le choix d’accepter, puisque le projet était de « plein droit » et que l’usage d’habitation était déjà autorisé.

Le chantier a démarré, puis la pandémie a frappé. Le nombre de sans-abri a bondi, en même temps que celui des surdoses. La Direction régionale de santé publique de Montréal (DRSP), à la demande du centre, a entrepris des démarches pour ajouter un centre de consommation supervisée au projet initial.

Tout cela est passé sous le radar de bien des résidants du coin, même si l’organisme affirme avoir organisé des rencontres d’information. Plusieurs ont appris l’existence du projet dans un article de La Presse publié en août 2023⁠3.

« À peu près tout le monde assumait que ça allait être des condos ou un immeuble locatif », m’a lancé Jean-François Gauvin, père d’un garçon qui fréquente la maternelle de l’école Victor-Rousselot.

Sa quête – et celle d’autres parents – pour obtenir des réponses a été un vrai chemin de croix.

« Tout le monde se lance la balle, en disant : « C’est pas notre faute », dénonce-t-il. J’étais un grand fan de Projet Montréal depuis que je suis arrivé à Montréal il y a 20 ans, mais je suis maintenant complètement désabusé de la politique montréalaise… »

L’homme et sa petite famille viennent de déménager à 200 mètres de là, à l’est, dans un autre district scolaire. Son fils changera d’école.

L’administration Plante n’en démord pas : elle n’avait pas le choix d’autoriser ce projet.

Robert Beaudry, responsable de l’itinérance au comité exécutif, admet que les ressources du genre devraient être « mieux réparties sur le territoire ». Mais il serait impossible, répète-t-il, de les construire à une distance minimale de 250 mètres des écoles et des garderies, comme l’a déjà demandé le Parti libéral du Québec.

« Si on a moins de ressources dans les secteurs où il y a des vulnérabilités, il n’y aura pas moins de consommation pour autant dans ces secteurs-là », m’a-t-il fait valoir.

La directrice de la Maison Benoît-Labre, tout comme la DRSP, tient un discours similaire. Les besoins ont explosé et les centres de consommation supervisée contribuent à prévenir des surdoses. Les gens fumeraient autant de crack et de crystal meth s’ils n’existaient pas, mais ils seraient plus nombreux à mourir dans la rue.

À quoi s’attendre maintenant ?

Québec et la Ville de Montréal ont promis des intervenants sociaux pour ramener l’ordre autour de la Maison Benoît-Labre. La fin imminente des travaux extérieurs de l’édifice permettra aussi de déplacer les attroupements plus loin de l’école, espère-t-on.

Si on se fie à ce qui se passe ailleurs en ville, il n’y aura pas de miracle…


Mais qu’on le veuille ou non, ce cas de cohabitation extrême constitue un prélude à ce qui s’en vient dans d’autres quartiers de Montréal. Car oui, il y aura d’autres centres du genre destinés aux sans-abri et aux toxicos. La crise est trop grave.

Sera-t-on mieux préparés la prochaine fois ?

1. Lisez un article de TVA 2. Lisez notre article « Ma fille ne veut même plus venir à l’école » 3. Lisez notre article « Un premier centre d’inhalation supervisée à Montréal »