L’écusson « Thin Blue Line » porté par des policiers de Montréal a été « contaminé » par l’extrême droite raciste, tranche le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). À terme, il sera interdit. Mais le chef Fady Dagher veut surtout convaincre ses troupes d’adopter un autre symbole de solidarité policière, conçu par le SPVM.

C’est ce qu’a annoncé mardi M. Dagher aux policiers du SPVM (dans une vidéo diffusée à l’interne) et aux élus montréalais (en commission de la Sécurité publique).

En entrevue avec La Presse, Fady Dagher a expliqué avoir consulté longuement et largement pour déterminer ce qu’il devait faire à propos de cet écusson controversé⁠1 porté par de nombreux policiers nord-américains dont, selon l’estimation du chef, 10 % des agents du SPVM.

« L’intention originale du Thin Blue Line était bonne, celle de rappeler la solidarité policière et les policiers morts en service, croit M. Dagher. Mais force est de constater que ce signe a été contaminé par l’extrême droite. »

Partant de là, l’écusson Thin Blue Line n’est plus « neutre », constate-t-il, et il y a une évidence : des Montréalais sont offusqués à la vue de cet écusson porté par des policiers, considéré comme étant raciste par plusieurs groupes et personnes.

Le nouveau symbole créé par le SPVM sera notamment affiché sur les voitures de police et transformé en écusson que les policiers de Montréal pourront choisir de porter (ou non).

Il s’agit, pour M. Dagher, d’un symbole « plus rassembleur » qui rappelle explicitement les policiers morts en service, frappé des mots Tombé(e)s mais jamais oublié(e)s et entouré d’une mince ligne bleue.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

La mince ligne bleue, vue ici sur l’uniforme d’un policier montréalais lors d’une manifestation

L’annonce du chef Dagher se veut le point final à une longue saga explosive (ponctuée de plusieurs controverses publiques) qui a duré plusieurs années au SPVM et qui a traversé trois directions (y compris celles des chefs Sylvain Caron et Sophie Roy) : faut-il interdire aux policiers de porter l’écusson TBL ?

La réponse tombe aujourd’hui, on peut la résumer ainsi : « Oui, mais… »

Oui, le SPVM va interdire l’écusson à un moment donné, mais au terme d’une période de grâce où M. Dagher souhaite convaincre ses agents d’adopter le nouvel écusson maison du SPVM plutôt que d’avoir à les punir.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Fady Dagher, chef du SPVM

En anglais, on dit Thin Blue Line : le bleu est traditionnellement la couleur de la police.

Et dans le monde anglo-saxon, cette mince ligne bleue – la police – a jadis été décrite comme ce qui séparait la société du chaos⁠2.

Au fil des décennies, l’expression Thin Blue Line est devenue une sorte de symbole de solidarité policière. Au Canada et aux États-Unis, un écusson fait écho au TBL : le drapeau national en noir et gris, traversé à l’horizontale d’une mince ligne bleue.

Mais quelque part au milieu des années 2010, des militants d’extrême droite américains ont récupéré la thématique de la mince ligne bleue dans des manifestations racistes ciblant les minorités.

En 2017, par exemple, le drapeau Thin Blue Line américain a été brandi par des néonazis américains dans un rassemblement meurtrier en Caroline du Nord⁠3.

Depuis, l’écusson TBL est bruyamment dénoncé comme un symbole d’intolérance⁠4. Les policiers qui le portent sont souvent photographiés et dénoncés comme supporters d’une idéologie raciste.

Chaque fois qu’un policier est photographié arborant l’écusson TBL, c’est une crise à gérer, avec des policiers accusés de sympathies racistes. Le politique est interpellé, chaque fois. À Montréal, la mairesse Valérie Plante a déjà dit son malaise devant le port de cet écusson par des policiers du SPVM⁠5.

D’où le constat du chef Dagher, aujourd’hui : l’écusson Thin Blue Line est contaminé et ne devrait pas, à terme, être porté par des policiers « qui doivent servir et protéger toutes les populations ».

Fady Dagher a consulté longuement et largement. Il a voulu prendre le temps. Il a consulté les policiers, leurs leaders syndicaux, des experts et des personnes issues de groupes minoritaires.

« J’ai écouté et discuté avec les policiers et policières à chaque occasion, comme dans des visites de postes de quartier. Et mon constat, c’est que beaucoup de policiers n’avaient pas réalisé l’impact que l’écusson TBL peut avoir sur certains de nos concitoyens. Ils le portent de bonne foi. »

Au cours de ses consultations, le chef Dagher a constaté une ligne de fracture symbolisée par le port de cet écusson.

D’un côté, ses policiers qui portent ce symbole, sans même savoir, bien souvent, que des racistes américains l’ont détourné et contaminé. Pour eux, c’est un symbole de solidarité policière, dans un contexte où ils se sentent critiqués de toutes parts.

Interdire sans appel l’écusson TBL ? Cela pourrait favoriser le désengagement policier.

Et de l’autre côté de la ligne de fracture TBL, des Montréalais racisés pour qui « leurs » policiers ne devraient pas porter un symbole brandi par des néonazis américains dans des manifestations racistes, comme celle de Caroline du Nord en 2017.

Ne pas interdire l’écusson TBL ? Cela pourrait mousser encore plus la méfiance de certaines populations envers la police.

C’est au cours de ces consultations qu’un policier du SPVM a dit au chef Dagher qu’il comprenait, après explication, que l’écusson TBL était « contaminé », mais que les agents tenaient quand même à porter un symbole de solidarité policière…

Pourquoi le SPVM n’en créerait-il pas un ?

« J’ai dit “wow”, se souvient Fady Dagher. C’est ce qu’il faut faire. Et notre Protocole en a créé un, que je trouve plus rassembleur. »

Ce symbole est circulaire et il est entouré par une « mince ligne bleue » qui ne « divise » rien ni personne, dit le chef du SPVM, pour qui ce nouveau symbole maison est « neutre ».

« La ligne bleue horizontale revient à la séparation entre le bien et le mal, entre l’ordre et le chaos. À l’époque où l’expression Thin Blue Line est née, c’était justifié. Mais c’est périmé, cette définition. Notre travail a changé, 80 % des appels concernent la santé mentale. Et nos policiers servent et protègent toutes les populations, comme je le dis souvent. Ce cercle est plus rassembleur. »

Le nouveau symbole contient les armoiries du SPVM en son centre. On y lit, bien en évidence, les mots Tombé(e)s mais jamais oublié(e)s.

Plus de 70 policiers sont morts depuis la création de la police de Montréal. C’est un métier dangereux. On ne peut pas le nier. C’est important pour les policiers et policières.

Fady Dagher, chef du SPVM

À l’École nationale de police de Nicolet, M. Dagher était président de la promotion de recrues qui a financé en 1991 le premier cénotaphe pour les policiers morts en service : le respect envers les sacrifices policiers lui tient à cœur depuis longtemps.

Le chef dit avoir personnellement présenté le nouveau symbole de solidarité à des familles de policiers montréalais morts en service ces dernières décennies : « Les proches sont touchés : Tombé(e)s mais jamais oublié(e)s, ça les touche directement. »

Et les policiers du SPVM qui choisiront de ne pas larguer l’écusson Thin Blue Line, seront-ils sanctionnés ?

« Il y aura une période de grâce », répond le chef Dagher. 

De combien de temps ? 

« Je ne sais pas, mais ça ne peut pas durer des années. Je crois que d’ici un an, peu vont le porter encore. Et ceux qui vont le porter, je vais les rencontrer pour en parler. Pas pour les menacer d’aller en discipline. Mais pour sensibiliser, écouter, expliquer. Si ça prend deux ans, je ne vois pas le problème. Et les communautés, parallèlement, vont voir de moins en moins souvent ce signe Thin Blue Line… »

1. Lisez « Tout ce qu’on veut, c’est se souvenir de nos confrères » 2. Consultez la page Wikipédia de la « Thin Blue Line » 3. Lisez l’article du site Politico (en anglais) 4. Lisez l’article d’ICI Radio-Canada 5. Lisez « Valérie Plante très inconfortable avec un symbole controversé »