Quand vous entrez dans le bas de duplex qu’on habite, à Notre-Dame-de-Grâce, vous avez devant vous un long corridor avec vue sur le fond de la maison. Si vous tournez tout de suite à droite, c’est le salon, quelques pas plus loin, à gauche, la salle de bain, en face d’elle, la chambre de mes parents. Puis, en avançant toujours, la salle à manger, la cuisine et, enfin, les deux chambres du bout, celle de ma sœur, la plus grande, et la mienne, la plus petite, qui donne sur le balcon.

Pour l’enfant que je suis, il y a une telle distance entre l’avant et l’arrière que j’ai l’impression de traverser un fuseau horaire. La maison est située sur la rue Notre-Dame-de-Grâce, ma chambre est située sur la ruelle Girouard.

Ça devrait être deux adresses, car c’est deux mondes. Qui semblent encore plus éloignés l’un de l’autre quand vient l’heure du coucher.

Je suis dans le salon, avec mon père et ma mère, le feu danse dans la cheminée. Non, ce n’est pas Noël. Chez nous, le feu danse à l’année. Le grand film vient de finir. C’est l’heure d’aller au lit.

Mon pyjama est mis, mes dents sont brossées, il ne me reste aucun temps à étirer. J’embrasse mon père. Ma mère me reconduit en arrière. Je m’y dirige lentement.

Plus on s’enfonce dans la maison, plus il fait noir, plus il fait froid. Moins il y a de vie. Mon frère a ses appartements dans le sous-sol. Ma sœur est chez une amie. Notre chatte Fétiche veille près du foyer. Le côté ruelle du logis est inhabité.

Je me glisse sous les couvertures. Ma mère me borde et retourne devant. Je suis seul dans mon hémisphère. Je grelotte un peu. Il doit bien y avoir une différence de dix degrés entre les deux pôles du corridor. Le plus glacial, c’est le silence.

J’ai beau tendre l’oreille pour entendre la télé du salon, rien n’y fait. Je n’entends rien. Que le son du réfrigérateur. Ça réchauffe pas ben ben.

Ma prière est faite. Reste à m’endormir. Je n’y arrive pas. J’ai comme une boule dans la gorge. Pas une grosse boule. Pas un melon. Une clémentine, mettons. Faut que j’attende qu’elle passe.

Il doit y avoir quelque chose qui m’inquiète. Et le plus inquiétant, c’est que je ne sais pas ce que c’est. Tourne d’un bord, tourne de l’autre. Soudain, j’entends les pas de ma mère se rapprocher de la zone abandonnée. Elle tire ma porte sans la fermer complètement.

Je souris. Je sais ce qui va arriver : ma mère va cuisiner ! Demain, c’est vendredi, on reçoit mes tantes à souper. Ma mère prend de l’avance. Elle essaie de faire le moins de bruit possible. Mais une porte d’armoire, même ouverte et fermée doucement, ça sonne comme une porte d’armoire. Mais une marmite, même retirée soigneusement des autres marmites, ça sonne métal. Pas heavy métal, mais soft métal. Mais des légumes, même coupés tendrement, sur une planche de bois, ça sonne toc toc !

Tant mieux ! Plus ma mère fait du train, plus je suis heureux. Il n’y a pas de musique plus rassurante, plus enveloppante, plus bienveillante que le bruit des marmites de ma mère. Bach, Mozart, Beethoven ont essayé, sans jamais y arriver.

Je suis bien. Je sens sa présence. Et quand je dis sentir, ce n’est pas une figure de style. Ça sent ce qu’elle est en train de popoter. Ça sent le ciel. La clémentine est passée. Je suis étendu et détendu. Je m’endors au son de ma mère en train de cuisiner, la plus efficace des berceuses.

Les années ont passé. J’ai quitté la ruelle Girouard pour d’autres quartiers. Je m’endors encore souvent avec un bruit de fond pour m’assoupir, la radio ou un balado, mais rien ne me procure un sommeil de rêve comme le tapage des chaudrons de ma mère.

Et depuis ce temps, chaque fois que j’ai entendu ma blonde, ma sœur, une amie ou un copain brasser dans ma cuisine en préparant quelque chose, j’ai eu l’impression qu’ils jouaient la chanson de ma mère.

On fait souvent des fêtes de famille, ma sœur, son homme, mon frère, sa conjointe, leurs filles, leurs chums et leurs enfants. Et chaque fois qu’on est tous ensemble, je sens la présence de ma mère, comme je la sentais sans la voir, de l’autre côté de la porte de ma chambre. J’ai l’impression qu’elle est là, en train de s’affairer pour que tout le monde ait tout ce qu’il lui faut, c’est pour ça que je ne peux pas lui parler.

Bonne fête des Mères à toutes les mamans ! J’ai toujours aimé le jour de la fête des Mères. Et la veille aussi. Parce que la veille, au soir, ma mère préparait même son souper de la fête des Mères. Et je rêvais à côté.