Au Québec, des dizaines, voire des centaines d'enfants adoptés à l'étranger finissent par être placés en centres jeunesse. Leurs parents ne sont pas sans-coeur. Ils sont désespérés. Et incompris. Les ruptures d'adoption sont pourtant nombreuses, ici comme ailleurs.

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Les jumeaux se sont mis à suer abondamment et à trembler de tous leurs membres à bord de l'avion qui les ramenait de Russie. On les aurait crus en transe. Désemparés, Josée et Sylvain* n'ont rien pu faire, à part attendre que ça passe. On ne leur avait rien dit, mais ils ont vite compris que leurs enfants étaient en plein sevrage. À froid. Ils avaient 3 ans.

Josée et Sylvain avaient rencontré les jumeaux pour la première fois six jours plus tôt, à l'orphelinat. Les deux enfants étaient assis sur une chaise, sans rien dire, sans bouger. Josée était mal à l'aise, mais a tenté de se raisonner: cette froideur extrême, c'était peut-être la coutume; les jumeaux étaient peut-être simplement intimidés devant des étrangers.

Plus tard, on lui a expliqué que pour gérer les crises, les orphelinats russes n'hésitaient pas à assommer leurs petits pensionnaires à coups de fortes doses de médicaments.

Le couple québécois avait reçu le dossier d'adoption deux mois plus tôt. Dans ce document, il était écrit que les jumeaux avaient un cerveau plus petit que la moyenne et souffraient de paralysie cérébrale. «Les gens de l'agence d'adoption nous avaient dit de ne pas nous inquiéter avec ça, qu'il avait fallu arranger le dossier, noircir le portrait pour permettre aux jumeaux de quitter la Russie», raconte Josée. C'est qu'en vertu d'une convention internationale, seuls les enfants qui n'ont pas trouvé preneur dans leur pays d'origine peuvent être offerts à l'adoption internationale.

En effet, le dossier d'adoption était un tissu de mensonges. Les enfants n'avaient pas un petit cerveau. Ils n'étaient pas atteints de paralysie cérébrale. Mais Josée et Sylvain étaient loin de se douter que la réalité était pire encore.

Ils n'allaient pas tarder à s'en rendre compte.

L'avion n'avait pas encore décollé quand les crises ont commencé. Coups de pied, coups de poing, hurlements; les jumeaux, amorphes à l'orphelinat, étaient maintenant déchaînés. «C'était atroce, dit Josée. Un moment donné, j'ai voulu occuper un enfant en lui donnant de quoi dessiner. La dame qui était assise à côté de moi m'a dit de ne pas lui donner de crayon parce qu'il allait se le planter dans l'oeil. Je ne comprenais pas, mais je l'ai écoutée. Plus tard, j'ai compris. C'est vraiment ce qu'il aurait fait.»

Des enfants pas adoptables

Parents d'une fille biologique de 7 ans, Josée et Sylvain espéraient avoir d'autres enfants, mais en étaient incapables. Alors, ils se sont tournés vers l'adoption internationale. Ils rêvaient d'une famille unie. Ils se sont plutôt embarqués dans une galère infernale.

«L'avion a été bloqué pendant cinq heures sur la piste de décollage, à Samara, se rappelle Josée. À ce moment-là, si on avait eu un numéro de téléphone, on aurait reculé. On aurait rendu les jumeaux. C'était trop intense.»

Ils n'avaient pas de numéro de téléphone. Alors, ils sont rentrés au Québec avec deux enfants brisés par de multiples abandons, incapables de s'attacher à qui que ce soit. Des enfants incontrôlables, hyper violents, menteurs et manipulateurs. Des bombes à retardement. Des enfants qui n'auraient jamais dû être offerts en adoption.

C'était en 2001. Aujourd'hui, les jumeaux ont 16 ans. Ils ne se sont pas vus depuis cinq ans. L'un d'eux vit en centre jeunesse. À bout de souffle, Josée et Sylvain ont fait le choix de le placer, après qu'il s'est sévèrement déshydraté à force d'uriner sans arrêt dans son pantalon.

Il ne s'agit pas d'un cas unique, ni même extrême. Des enfants adoptés à l'étranger, puis abandonnés à nouveau par leurs parents adoptifs, il y en a des dizaines, et peut-être même davantage au Québec. En 25 ans de pratique, Jean-François Chicoine, directeur de la clinique d'adoption et de santé internationale de l'hôpital Sainte-Justine, en a vu passer. Beaucoup.

«Certains de ces enfants mordent, frappent, font caca partout, veulent coucher avec leur petite soeur ou leur petit frère. Ils ont ce côté animal, ou alors, c'est plus vicieux: ils mentent et volent. Et cela, bien des familles ne peuvent le supporter. Elles finissent par être épuisées ou terrorisées.»

Chaque fois, le diagnostic est le même: trouble de l'attachement. Par mécanisme de survie, l'enfant fait tout pour bousiller la relation avec ses nouveaux parents. Parfois, il réussit.

Poussés à bout, les parents finissent par remettre l'enfant en adoption ou, plus souvent, le confient à la Direction de la protection de la jeunesse. Même si l'enfant subit un nouvel abandon, c'est parfois dans son propre intérêt, estime le Dr Chicoine. «Tous les enfants ne sont pas adoptables. Certains d'entre eux sont bien mieux en institution que de se voir rappeler sans cesse qu'ils sont incapables d'amour.»

«On ne vivait plus»

La première nuit passée au Québec avec les jumeaux, Josée et Sylvain n'ont pas dormi. Les nuits suivantes, pas tellement plus. Leur fille aînée, qui avait attendu ses deux petits frères avec impatience, a dû cacher tous ses jouets, pour ne pas se les faire détruire un à un. «C'est ce qu'ils faisaient. Ils les brisaient. Ils ne savaient pas comment jouer», dit leur mère.

Peu à peu, la famille s'est repliée sur elle-même. «Les crises étaient incroyablement intenses. Ils hurlaient, frappaient, bavaient, se lançaient devant les voitures, se déshabillaient pour se rouler, nus, dans la neige. En auto, ils se détachaient pour nous frapper. On a dû éviter une centaine d'accidents!»

Les enfants du quartier étaient terrorisés. Ils refusaient de prendre l'autobus avec eux. «Mes enfants jetaient la nourriture que je leur donnais pour voler celle des autres.» Chaque matin, Josée leur préparait cinq ensembles de vêtements de rechange. Ils les souillaient - tous - en une demi-heure.

«En rétrospective, je me rends compte que ce n'était pas humain. On était sur une tension constante, on ne pouvait aller nulle part, on ne vivait plus. On était constamment en train d'éteindre des feux. Un de leurs jeux favoris, c'était de se frapper le front contre les coins de mur. Ensuite, ils affichaient leurs bleus. Évidemment, les gens croyaient qu'on les battait.»

Mais Josée et Sylvain ne les battaient pas. Ce sont eux qui étaient battus par leurs propres enfants. Aujourd'hui, l'adolescent placé en centre jeunesse s'automutile, explose, saccage sa chambre. Très souvent, les employés de l'unité psychiatrique où il est confiné doivent user de contentions pour le maîtriser, le temps de laisser passer sa rage.

Josée et Sylvain ne le reprendront pas à 18 ans. Ils n'ont ni la force ni les moyens de le faire. Et ils ont peur. «Il y a des enfants qui veulent tuer leurs parents», dit le Dr Chicoine, qui vient de convaincre un autre couple de déménager. «Leur enfant, devenu adulte, n'est plus en centre jeunesse. La nuit, il rôde autour de la maison, regarde par les fenêtres. J'ai insisté auprès des parents parce que j'avais peur pour eux. Ils ont décidé d'acheter un condo.»

Le jugement des autres

Malgré leur profonde détresse, Josée et Sylvain inspirent peu la pitié. Pas même celle de leurs proches. «Mes parents ne me parlent plus depuis des années, avoue Josée. Pour eux, nous sommes de mauvais parents, nous n'aimons pas nos enfants et nous ne savons pas comment nous occuper d'eux. Tout est de notre faute.»

En général, le jugement des autres sur les parents adoptifs est très dur, constate le Dr Chicoine. «Ces parents souffrent, mais d'une souffrance qui n'est pas reconnue socialement, une souffrance bourgeoise. Le raisonnement, c'est: tu as voulu cet enfant, arrange-toi avec!»

Josée et Sylvain avaient pourtant bien réfléchi. Ils savaient que les enfants québécois offerts en adoption étaient, dans la plupart des cas, de petits écorchés de la vie. «On n'était pas sûrs de vouloir s'embarquer là-dedans.» Alors, ils s'étaient tournés vers la Russie. «En fin de compte, c'était la même chose, mais à l'époque, ce n'était pas dit. Et ce ne l'est toujours pas, d'ailleurs. On ne dit pas que les enfants offerts à l'adoption internationale ont, eux aussi, d'énormes problèmes.»

De toute façon, bien des parents ne veulent pas l'entendre, dit le Dr Chicoine. «Ils ont un tel désir d'enfant, c'est tellement fort qu'ils en sont aveuglés. Et parfois, lorsqu'on leur propose des enfants qui n'ont pas de bon sens, ils ne le voient même plus.»

Josée et Sylvain, eux, n'ont pas été aveuglés. Ils ont été trompés par leur agence d'adoption, aujourd'hui fermée. On leur avait raconté que les jumeaux récitaient des poèmes. En réalité, à 3 ans, ils ne parlaient pas. Le couple a appris, bien plus tard, qu'une famille russe avait tenté de les adopter. C'était trop dur; au bout de quelques mois, elle les avait rendus à l'orphelinat.

«Quand les troubles sont trop sévères, on devrait pouvoir rouvrir l'entente avec les pays d'origine afin de s'assurer qu'il n'y a pas eu fraude, dit Josée. On ne devrait pas pouvoir offrir en adoption un enfant qui n'est pas adoptable.»

Elle tente désormais de placer son autre jumeau en centre jeunesse. «Ces temps-ci, il menace de me tuer. Alors, je ne dors pas bien...»

En fait, elle n'a pas bien dormi depuis qu'elle est rentrée de Russie, il y a 13 ans, avec deux boules de haine et de douleur sous les bras.

*Les prénoms ont été modifiés

«Tu ne fais plus partie de la famille»

La boîte posée sur le bureau de la directrice du centre jeunesse intriguait Claudia* depuis déjà quelques jours. «Je savais qu'elle était pour moi. J'avais reconnu la forme des étiquettes que nous utilisions à la maison.» Un matin, la directrice l'a enfin convoquée; la boîte était bien pour elle. Ce qu'elle contenait lui a déchiré le coeur.

«Il y avait là-dedans tous mes souvenirs. Des photos de mon enfance. Bizarrement, mes parents n'apparaissaient sur aucune de ces photos. Je ne comprenais pas.» Puis, Claudia a décacheté la lettre de sa mère adoptive. «Elle disait: ne m'appelle plus maman, n'appelle plus ton père papa. Tu ne fais plus partie de la famille. Bonne chance dans ta vie.»

Ce matin-là, Claudia a été abandonnée une deuxième fois.

Née en Sibérie d'une mère alcoolique, Claudia a passé les premières années de sa vie en orphelinat avant d'être adoptée, à 2 ans et demi, par un couple québécois. Ce devait être une belle histoire de charité et de seconde chance. Quelque part en route, le conte de fées a fait naufrage.

Dans sa nouvelle vie de banlieue québécoise, Claudia s'est sentie rejetée. «J'avais trois frères, les fils biologiques de mes parents adoptifs. Je me sentais très différente d'eux. M. mère ne m'aimait pas beaucoup. Elle s'occupait de ses trois gars. Je me disais, pourquoi lui donner de l'amour si elle ne m'en donne pas? Je vais lui donner de la haine.»

Au fil des ans, la relation s'est envenimée, au point de devenir carrément invivable. «M. mère me critiquait tout le temps. Je n'en pouvais plus. Tous les matins, j'allais à l'école en larmes.»

Claudia avait 16 ans quand sa mère l'a placée en centre jeunesse. Depuis, elle a coupé tous les ponts, raconte son éducatrice. «Elle est très dure avec Claudia. Elle lui dit: "Je t'ai donné une famille, et tu as tout brisé. Je ne veux plus rien savoir de toi." Pour elle, Claudia est un monstre.»

Claudia vient d'avoir 18 ans. Bientôt, elle devra quitter le centre jeunesse. Et vivre seule. Désespérément seule. Le jour de son anniversaire, elle n'a rien fait. Personne ne l'a appelée. Un froid désert sibérien.

La recette du désastre

Pour pouvoir adopter un enfant, les Québécois doivent se soumettre à un examen psychosocial prouvant qu'ils feront des parents exemplaires. Comment ceux de Claudia ont-ils pu passer le test?

«Le problème, c'est qu'on évalue si les couples feraient de bons parents pour un enfant modèle de base», dit Johanne Lemieux, consultante en adoption. Or, c'est loin d'être le cas de tous les enfants offerts en adoption. Et ce n'était certainement pas celui de Claudia.

Elle était fort mal en point quand ses parents l'ont récupérée en Sibérie. Comme bien des enfants provenant d'Europe de l'Est, elle souffrait du syndrome de l'alcoolisme foetal. De malformations, qu'il a fallu corriger par de nombreuses chirurgies. Et d'un sévère trouble de l'attachement.

On ne rattrape jamais entièrement un si mauvais départ. Depuis le début, la vie de Claudia est hypothéquée, ponctuée de crises aussi incontrôlables que destructrices. Pour des parents mal préparés, c'est une recette pour le désastre, dit Mme Lemieux. Chaque année, dans sa seule clinique privée, elle voit ainsi exploser trois ou quatre familles adoptives québécoises.

«Beaucoup d'enfants me disent: je veux vouloir une maman. Je veux vouloir, mais j'en suis incapable, dit-elle. On demande à ces enfants institutionnalisés de vivre en famille, alors qu'ils ne savent pas ce que cela veut dire. Et on s'imagine qu'avec de l'amour et des bons soins, on pourra tout réparer. C'est un mensonge qui place les parents adoptifs dans des situations intenables.»

Claudia aurait tellement voulu vouloir une maman, elle aussi. Mais c'est au-dessus de ses forces. «J'aime ma mère, mais je lui en veux. C'est compliqué. Je ne lui pardonne pas. Je ne suis pas capable de lui pardonner.»

*Prénom fictif

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Claudia (prénom fictif) a été placée en centre jeunesse par ses parents adoptifs. Aujourd'hui, à 18 ans, elle devra bientôt le quitter et se retrouvera seule.

De 10 % à 25 % d'échecs

Au moins 52 enfants adoptés par des familles québécoises ont été pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) au cours des dernières années. Parmi eux, 20 enfants ont fait l'objet d'un placement jusqu'à leur majorité.

C'est ce qui ressort d'un récent sondage mené auprès de ses membres par Pétales Québec, un organisme d'entraide aux parents d'enfants qui présentent des troubles de l'attachement.

Ces chiffres ne représentent sans doute que la pointe de l'iceberg, prévient la directrice de Pétales Québec, Danielle Marchand. «Les sentiments d'échec et d'impuissance nous obligent souvent au silence, de peur d'être jugés sévèrement, dit-elle. Avoir adopté un enfant pour demander quelques années plus tard son retrait définitif de la maison, cela n'a pas de sens. C'est trop souvent le commentaire que nous recevons en plein coeur.»

Des études américaines et françaises indiquent que de 10 % à 25 % des adoptions se soldent par des échecs. C'est énorme.

Au Québec, un voile opaque couvre pourtant les ruptures d'adoption. Ni le ministère de la Santé ni la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ne peuvent fournir le moindre chiffre à cet égard.

Le Secrétariat à l'adoption internationale (SAI) ne tient pas davantage de statistiques. Une fois les enfants adoptés, l'organisme en perd vite la trace. «Nous sommes rarement informés d'une situation difficile. Quand les problèmes surgissent, les parents se tournent vers leur CSSS ou la DPJ», explique la directrice du SAI, Josée-Anne Goupil.

L'organisme public aurait avantage à faire un suivi des dossiers, estime Pétales Québec. «On risquerait d'avoir des surprises», grince une mère qui a dû se résoudre à abandonner son fils adoptif de 4 ans. «Sans chiffres, le portrait est merveilleux. On peut continuer à parler papillons et petites fleurs. Des statistiques permettraient de regarder le problème en face, et d'ouvrir le débat. Il y a un coût social à tout ça. Rappelez-vous que, si on ne lui trouve pas une nouvelle famille adoptive, ce garçon sera à la charge de l'État jusqu'à ses 18 ans...»

Au Québec

52

Nombre de cas connus d'enfants adoptés pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Parmi eux:

20 cas connus d'enfants placés jusqu'à leur majorité.

1 cas connu d'enfant redonné à l'adoption.

En ligne d'écoute, les parents adoptifs de 60 autres enfants ont confié songer à un placement ou avoir entrepris des démarches en ce sens.

Source: Pétales Québec, 2013 (sondage maison auprès des adhérents)

Pour joindre l'organisme d'écoute et d'entraide: www.petalesquebec.org

Ailleurs dans le monde

15 %

Proportion des enfants adoptés qui sont confiés aux services sociaux ou en hôpital psychiatrique en France.

10 % à 25 %

Pourcentage des adoptions qui se soldent par des échecs aux États-Unis.

Sources: ministère français de la Santé, 2004,

Children Welfare Information Gateway, États-Unis 2012