(Sainte-Luce-sur-Mer) Chaque matin de semaine, après le départ de son chum pour le travail, Maude Charron rentre au « bureau », aménagé dans le garage, de l’autre côté de la porte de la cuisine.

D’une certaine façon, elle fait du télétravail. Ses outils sont simplement différents : cage à squat, barres, disques de différents poids, élastiques, quelques boîtes de bois, banc de développé-couché rangé dans un coin, etc.

Un gros vélo à air prend la poussière près de la porte de garage. « Tu le veux ? », demande l’haltérophile. Il appartient à son chum, directeur d’école primaire, qui a manifestement renoncé à s’en servir.

Un tableau effaçable est accroché à un mur : « 80 jours », peut-on lire, au moment de notre visite, à côté des anneaux olympiques tracés à la main. « Better be safe than sorry », est-il écrit en dessous.

La veille, cet avertissement avait pris tout son sens quand l’athlète avait senti une inflammation à un tendon de son genou droit, une blessure qu’elle traîne depuis l’automne 2022. À 15 semaines de sa compétition aux Jeux de Paris, la prudence est de mise ; elle doit parfois se le rappeler.

La championne olympique d’haltérophilie nous avait donné rendez-vous à 10 h pour sa séance d’entraînement matinale. Nous étions donc partis la veille pour faire le trajet Montréal–Rimouski. Après cinq heures et demie de route, il ne nous restait qu’une petite quinzaine de minutes pour rejoindre Sainte-Luce-sur-Mer, dernier village du Bas-du-Fleuve avant Sainte-Flavie, porte d’entrée de la Gaspésie.

Le temps est frais en ce début de mai. Des gens préparent la terrasse du café bistro L’Anse aux coques en prévision de la cohue estivale. L’église domine l’anse balayée par les vents. Le cimetière est juste derrière, face à la mer.

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Maude Charron à Sainte-Luce-sur-Mer avec ses deux chiens, Tokyo (blanc) et Murph

Maude Charron vit un peu en retrait, rue des Coquillages, à côté d’une grande garderie. Des bouts de chou reviennent d’une séance de vélotrotteur autour du rond-point au bout de la rue. Dans la fenêtre, un chien blanc, appelé Tokyo, est stimulé par l’arrivée de visiteurs.

De l’intérieur, l’haltérophile, en tenue d’entraînement, ouvre la porte de garage. Nous lui vantons les splendeurs de son coin de pays. « Vous comprenez maintenant pourquoi je continue à m’entraîner chez nous, répond-elle. La paix dans le pot ! » Cela veut dire « la paix d’esprit », précisera-t-elle plus tard.

Rares sont les représentants des médias qu’elle a reçus dans son cocon. Il a fallu un peu insister auprès de son agente. Après sa médaille d’or à Tokyo, quelques journalistes ont souhaité visiter le garage de son père où elle s’était entraînée en raison de la pandémie. La maison avait déjà été vendue. Il ne reste que la grosse roche plantée dans le fleuve, qu’elle avait en point de mire quand elle soulevait ses charges. Aux JO, elle a juré à son père avoir vu la même roche…

Un gémissement en provenance des entrailles

Maude Charron a aménagé elle-même son nouveau garage, se servant de panneaux de contreplaqué pour niveler le plancher. L’endroit est exigu, mais tout ce dont elle a besoin s’y trouve. Les murs sont tapissés des drapeaux de pays que son sport lui a fait visiter (Pérou, Turkménistan, Pologne, etc.). Ses accréditations s’accumulent sur la rampe d’escalier. La veste qu’elle portait pour la cérémonie du podium à Tokyo est suspendue tout en haut de la cage à squat.

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Maude Charron a aménagé elle-même son bureau de travail. L’endroit est exigu, mais elle tout ce dont elle a besoin pour s’entraîner : cage à squat, barres, disques de différents poids, élastiques, quelques boîtes de bois, etc.

L’athlète de 31 ans a hésité avant de se lancer dans un autre cycle olympique, aussi court fût-il (trois ans à cause des Jeux reportés à 2021). Après la gymnastique, le cirque et le CrossFit, l’haltérophilie est le quatrième sport qu’elle pratique à haute intensité. Sur le plan professionnel, elle a terminé sa formation à l’École nationale de police de Nicolet.

Sa catégorie (64 kg) a également disparu du programme olympique. Pour continuer à être performante, elle devait passer chez les 59 kg et s’astreindre à une perte de poids avant chaque compétition, ce qu’elle n’avait jamais connu.

Elle devait aussi trouver un nouvel entraîneur. Son précédent, Jean-Patrick Millette, ne convenait manifestement plus à ses aspirations, seul sujet dont elle refuse de parler.

La possibilité de vivre les Jeux en famille, ce dont la COVID-19 l’a privée en 2021, a pesé lourd dans la balance. Plus que tout, elle voulait éprouver du plaisir en continuant le sport.

Une note collée sur un mur du garage est là pour le lui rappeler : « Ta priorité, c’est d’avoir du fun. C’était ton objectif en faisant un autre cycle olympique. Ne l’oublie pas ! »

C’est signé « Krikri », surnom de son ex-coéquipière Kristel Ngarlem, avec qui elle a fait une sorte de pacte avant de s’engager pour Paris.

Dans un sport comme l’haltérophilie, où le corps est poussé à son maximum dans presque chaque entraînement, le plaisir est un concept bien relatif. Lors de notre passage, Maude Charron amorçait une semaine de volume, ce qui équivalait dans son cas à un total de 278 mouvements avec la barre.

Maude Charron à l’entraînement
  • L’haltérophile Maude Charron s’entraîne pour les Jeux olympiques de Paris dans le confort de son foyer a Ste-Luce-sur-mer.

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    L’haltérophile Maude Charron s’entraîne pour les Jeux olympiques de Paris dans le confort de son foyer a Ste-Luce-sur-mer.

  • Lors du passage de notre journaliste, Maude Charron amorçait une semaine d’entraînement particulièrement costaude, avec un total de 278 mouvements avec la barre.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Lors du passage de notre journaliste, Maude Charron amorçait une semaine d’entraînement particulièrement costaude, avec un total de 278 mouvements avec la barre.

  • Maude Charron à l’entraînement dans son garage de Sainte-Luce-sur-Mer

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    Maude Charron à l’entraînement dans son garage de Sainte-Luce-sur-Mer

  • Maude Charron à l’entraînement

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    Maude Charron à l’entraînement

  • Après avoir levé 105 kg lors de la première série, l’athlète se contente de 100 kg pour les suivantes. « Better be safe… »

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    Après avoir levé 105 kg lors de la première série, l’athlète se contente de 100 kg pour les suivantes. « Better be safe… »

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Premier exercice après un échauffement : quatre séries de quatre fois deux épaulés, avec une pause à un pouce du sol et une autre aux genoux, ce qui rend le mouvement beaucoup plus taxant. Charge prévue à la quatrième série : 105 kg, soit 25 kg de moins que son record en compétition, réussi un mois plus tôt à une Coupe du monde en Thaïlande, où elle a confirmé sa place pour Paris en remportant le bronze.

Après avoir levé les 105 kg à la première série, l’athlète se contente de 100 kg pour les suivantes. « Better be safe… »

L’effort et la concentration nécessaires pour lever l’haltère sont impressionnants. Il faut l’entendre forcer pour comprendre. En se relevant avec la barre sur les épaules, elle émet un gémissement qui semble provenir des entrailles. « Bang, bang ! », fait l’haltère en rebondissant sur la plaque de bois.

« Je déteste ce complexe-là », admet-elle en reprenant son souffle entre deux séries. « Mais je le fais justement parce que je ne suis pas bonne pour prendre de la vitesse passé les genoux. La seconde où j’attends, c’est pour me renforcer dans ces positions-là. La prochaine fois, quand ce sera plus lourd, je me sentirai puissante et forte. »

Seule au monde (ou presque)

La qualité de l’exécution est prioritaire. Comment y arrive-t-elle avec un nouvel entraîneur, l’Américain Spencer Arnold, établi à Atlanta, à 2500 km de Sainte-Luce ? Elle se filme et lui envoie les vidéos au moyen d’une application appelée CoachNow. Arnold lui répond en commentant les mouvements, parfois par-dessus des ralentis. Il utilise un marqueur vert pour illustrer ses enseignements et décrire la position qu’il souhaite voir son élève adopter.

Charron allume son téléphone pour donner un exemple. « Tu dois produire beaucoup de force en très peu de temps et le corps se positionne comme ça pour y arriver, détaille le coach. Ça te met en grand désavantage. La façon dont tu tires les épaules est exactement ce qu’on veut combattre, parce que ça te place dans cette position, avec les épaules derrière la barre. »

L’exemple est clair ; même moi, je comprends. N’empêche, Maude Charron convient qu’il ne s’agit pas du cadre idéal pour un lien coach-athlète, a fortiori pour une prétendante à un podium olympique. Pour elle, cette relation à distance était à prendre ou à laisser.

Ce n’est pas parfait, mais je ne me vois pas vivre à Atlanta. Ç’a été clair dès le début. Il n’aime pas ça, ça le dérange. J’ai une coéquipière qui s’entraîne en Angleterre. Il souhaiterait qu’on déménage toutes à Atlanta !

Maude Charron, haltérophile

Cette conviction de faire le bon choix n’empêche pas les remises en question. « Moi, ça me prend mon chum, mes chiens, un plan d’eau, peu importe lequel. Mais il y a toujours cette peur, cette hypothèse où je me demande si j’aurais eu de meilleurs résultats en allant vivre là-bas. »

Elle a passé deux semaines à Atlanta en janvier et elle s’y trouve actuellement pour un autre séjour. Sinon, elle voit son coach dans quelques camps.

Chaque semaine, ils se rencontrent de façon virtuelle pour discuter entraînement et préparation. David Ogle, un autre entraîneur établi à Vancouver, se joint à la conversation. C’est lui qui dirigera Charron à Tokyo puisque Arnold n’est pas admissible. Le règlement de la fédération canadienne est clair : un coach de l’équipe nationale doit être citoyen ou résident permanent du Canada.

Place au deuxième exercice : un tirage épaulé avec une pause en extension. Quatre séries de 2 x 3. Cette fois, elle s’attaque au maximum prévu par son coach, soit 122 kg (269 lb), plus du double de son propre poids.

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Maude Charron s’apprête à soulever 122 kg, le maximum prévu par Spencer Arnold, son coach avec qui elle communique au moyen de l’application CoachNow.

Je fais mine de soulever la barre pour la faire sourire. « Mon chum fait toujours la même affaire en revenant de travailler : peu importe à combien je suis rendue, il fait un deadlift avec. Je lui dis : tu vas te faire mal au dos ! »

La prévention des blessures et la mise en forme générale sont d’ailleurs les principaux objectifs du dernier volet de son entraînement matinal. Il consiste en un enchaînement de quatre exercices qu’elle doit répéter cinq fois… le plus rapidement possible.

Elle ne cache pas que cette torture d’une vingtaine de minutes n’est pas une sinécure. Avec une pensée pour son bourreau à Atlanta.

« Je pense que je suis la seule à qui il fait faire ça. » Ah oui, et pourquoi ? « Parce que je suis assez conne pour le faire ! Les autres le sauteraient toutes. Excusez mon langage. »

Confirmé, elle l’a fait (et non, elle n’est pas conne).

Un job comme un autre ?

Après une heure et demie, Maude Charron détache sa ceinture à velcro une dernière fois et retire ses chaussures à semelles plates. Son quart de travail est terminé. Trois fois par semaine, elle refait une séance en fin d’après-midi.

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Maude Charron fait une pause après une série d’exercices.

« Le vendredi soir, c’est le plus gros entraînement, le plus long et celui qui me demande le plus d’énergie. Mon chum revient de travailler et il commence sa fin de semaine. Moi, je suis dans le gym à forcer et à souffrir. Le samedi, c’est plus mollo, mais c’est le moment où tu aimerais faire autre chose. Mais bon, c’est une autre journée de travail. »

Si elle traverse une période de doute, elle peut feuilleter un album de photos et de mots d’encouragement que lui a donné sa mère à son retour des JO de Tokyo. Anecdote amusante : s’y trouve un fascicule sur le Stade olympique de Montréal datant de 1976. Son grand-père paternel, un homme à tout faire, y a travaillé durant la construction.

Près du tableau effaçable, une autre note contient une phrase qui l’inspire : « Tu n’as pas à les battre, ce sont eux qui doivent te battre. » Elle l’a tirée de la fameuse biographie d’Andre Agassi (Open), dans laquelle il raconte à quel point il a détesté le tennis.

Le photographe Olivier Jean, qui s’est plaint toute la journée que j’étais dans son cadrage, pose alors la meilleure question : détestes-tu l’haltérophilie ?

« Des fois, oui », répond-elle candidement.

Les voyages, les conférences dans les écoles, le sentiment d’accomplissement après chaque entraînement sont tous des éléments qui alimentent son feu. Ça et son immense tempérament compétitif.

« Tout est une compétition ! J’ai trouvé un sport dans lequel je suis bonne, mais ce n’est pas ma passion. C’est pour ça que je dis parfois que je ferais autre chose. Maintenant, je vois plus ça comme un travail. Je me lève le matin et je vais travailler. Comme tout le monde, il y a des matins où je n’ai pas envie de rentrer. »

Même à Sainte-Luce-sur-Mer.

Lisez « Maude Charron : “Je ne veux pas de médaille” »