Printemps 2004. Un classique Canadien-Bruins en séries éliminatoires. Le 17 avril, Steve Bégin, le col bleu par excellence, forgera sa place dans le cœur des partisans du Tricolore. Sa mise en échec ratée à l’endroit de Patrice Bergeron l’envoie face première dans la bande. Il perd quatre dents et reçoit une soixantaine de points de suture, mais il revient au jeu durant la soirée, sous les applaudissements de la foule au Centre Bell. Dix-sept ans plus tard, le fougueux hockeyeur de Trois-Rivières nous raconte, dans ses mots, comment il a vécu ce moment inoubliable.

Changement de programme

Au début de la saison 2003-2004, je m’apprêtais à commencer un nouveau chapitre de ma carrière avec les Sabres. J’arrivais de Calgary et je rejoignais, à Buffalo, mon ami Jean-Pierre Dumont. J’avais hâte, nous formions un bon groupe de joueurs et j’adorais l’ambiance.

Malchanceux, je me suis blessé à l’épaule au cours du camp d’entraînement. Les Sabres m’ont soumis au ballottage. « Ce n’est qu’une formalité, Steve », m’a dit le directeur général Darcy Regier. « Tu ne partiras pas de Buffalo. On te veut avec nous ! »

Eh oui, ce qui devait arriver arriva. J’ai été réclamé par une équipe… et non la moindre : le Canadien !

Le choc

Enfant, j’encourageais Montréal dans la LNH. En vieillissant, par contre, durant mon stage junior chez les Foreurs et au début de ma carrière professionnelle, j’ai toujours eu une certaine réticence à m’imaginer dans un chandail tricolore. Je regardais ça de loin et j’avais l’impression que cette équipe ne donnait pas toujours une chance à ses jeunes joueurs. Plusieurs restaient coincés dans les mineures, ça n’avait pas l’air facile d’être dans cette organisation. On dirait qu’on n’entendait que les critiques, que le négatif.

Pendant les matchs hors concours avec les Sabres en 2003, nous nous étions rendus au Centre Bell pour y affronter le Canadien. C’était l’époque où des amateurs s’en prenaient à Patrice Brisebois, en le huant soir après soir. Ça avait même provoqué une sortie publique du directeur général de l’époque, Bob Gainey ! À Buffalo, on savait tout ce qui se passait dans le marché de Montréal. Nous étions plusieurs Québécois chez les Sabres. On écoutait l’émission 110 % ; les panélistes n’étaient pas tendres envers les joueurs du CH. On riait de ça à distance… en les plaignant un peu !

Vous comprendrez que je riais un peu moins, ce fameux soir d’octobre où j’ai été réclamé au ballottage par Montréal. Je l’ai appris durant un souper d’équipe, chez Jean-Pierre. Ç’a été un choc ! En 2003, une vingtaine de joueurs à travers la ligue s’étaient retrouvés au ballottage. Je faisais partie du lot.

Ce soir-là, à 110 %, on se payait déjà ma tête. Je n’étais même pas encore arrivé en ville !

« C’est qui lui, Steve Bégin ? Il ne va pas améliorer l’équipe, ça va juste l’empirer ! » Ça y est, on avait déjà une opinion de moi et de mon jeu ! Le bagarreur Darren Langdon, réclamé le même jour que moi par Bob Gainey, passait aussi au cash. Le ton était donné…

Montréal, ce n’est pas si pire finalement…

J’arrive à Montréal et, heureusement, les choses se passent assez bien. Les partisans apprécient ma fougue et l’équipe connaît du succès, après avoir raté les séries l’année précédente.

Finalement, jouer pour le Canadien, ce n’est pas si pire que ça ! Sans blague, j’étais content. Dès le départ, ça représentait un gros défi, mais j’ai été bien reçu par tout le monde. Quand tu gagnes, c’est toujours plus facile.

Au printemps 2004, nous surprenons plusieurs experts et nous entrons en séries à la septième position de l’Association de l’Est, contre les Bruins de Boston qui sont deuxièmes. Nous sommes les négligés dans cette confrontation.

Durant le troisième match, je subis une blessure à la cheville et je manque la quatrième partie, deux jours plus tard. On perd en prolongation, les Bruins prennent les devants 3-1. Nous sommes à une défaite de l’élimination contre nos plus grands rivaux.

J’étais prêt à revenir pour le match numéro 5, mais l’entraîneur-chef Claude Julien, en voyant que je peinais à patiner à la séance d’échauffement, décide de me rayer de l’alignement. « C’est correct, Claude », que je réponds, résigné. J’étais en beau calvaire ! Aujourd’hui, je comprends sa décision. J’avais de la misère à avancer. Je boitais ! Par contre, dans le feu de l’action, j’ai mal encaissé cette autre soirée passée sur la galerie de presse.

Soulagement : ce soir-là, on évite l’élimination à Boston pour provoquer un sixième match, le samedi soir suivant à Montréal. Cette fois, il n’y a pas de doute, pleinement remis de mon entorse, je pourrai réintégrer la formation ! Il y a des entrevues plus marquantes que d’autres dans une carrière. Celle donnée à Renaud Lavoie avant la sixième rencontre, sur les ondes de RDS, fait partie de celles-là. Les gens m’en parlent encore !

« Regarde-moi bien aller à soir, je vais manger les bandes », que je lance tout bonnement.

Je parlais au sens figuré, évidemment. En gros, je racontais que j’étais tanné de manger des chaises sur la galerie de presse. Que je préférais, de loin, manger les bandes ! J’allais en faire une indigestion…

Dans la bande, face première

Milieu de deuxième période, on mène 3-1. Le party est pris dans les estrades ! Je saute sur la glace. Devant moi, le jeune Patrice Bergeron, 18 ans à peine. Une recrue que je respecte, qui joue du gros hockey pour son âge.

J’essaie de le mettre en échec. J’arrive à pleine vitesse, parce que c’est toujours comme ça que je distribue mes mises en échec. Certains arrêtent de patiner à 5 ou 6 pieds du joueur. Pas moi. Bergeron tombe par en avant. Je suis pris au dépourvu : son corps est à la hauteur de mes hanches. Plié en deux, je me retrouve la face dans la bande, où la baie vitrée commence.

Le jeu s’arrête. Sur le coup, je n’ai pas mal. En fait, je suis persuadé que c’est mon épaule gauche qui a encaissé le choc. Ah non, pas encore mon épaule ! J’ai manqué des matchs à cause de cette épaule. Est-ce que le scénario se répète ?

Non, ce n’est pas mon épaule. Je vois du sang par terre. À mes côtés, mon coéquipier Patrice Brisebois ramasse deux de mes dents ! Je suis un peu mêlé. C’est sûr que j’ai subi une commotion cérébrale. Le soigneur arrive, me lance une serviette. Je crache du sang !

« Lâche-moi, je suis correct ! » On m’amène dans le vestiaire. Le dentiste (Jean-François Desjardins), le soigneur (Graham Rynbend) et le docteur (David Mulder) se regroupent autour de moi. Ma gencive est pétée, mes quatre dents d’en avant le sont aussi. J’en ai perdu deux, alors que les deux autres sont pliées vers l’intérieur. Ces deux-là ont déchiré ma lèvre et ma mâchoire. Je reçois des points de suture au menton et à l’intérieur de la bouche. Les gars me disent que je ne peux pas retourner jouer. Pour eux, ma soirée est terminée. La cause est entendue.

« Non, moi j’embarque ! Mettez-moi une grille. » Et, devinez quoi, j’ai gain de cause !

Ils avaient peur que les Bruins me visent le visage. De mon côté, je ne pensais qu’à retourner sur la patinoire. On s’accrochait à une avance de 3-2, je voulais aider l’équipe à créer l’égalité 3-3 dans la série.

Les cris de la foule

J’effectue ma première présence à mi-chemin en troisième période, les partisans scandent mon nom. Motivé par ces encouragements, je ne perds pas de temps et je vais frapper Sergei Samsonov, qui connaît un bon match pour les Bruins.

J’entends les cris de la foule. Wow ! Quel beau moment ! Ce n’est pas la première fois qu’on crie mon nom durant cette saison 2003-2004, et ce ne sera pas la dernière pendant mon passage de cinq ans avec le Canadien. Mais cette fois-là est assurément la plus marquante.

On m’aborde souvent au sujet de ce match du 17 avril 2004. On dirait que tout le monde était soit rivé devant son téléviseur, soit au Centre Bell ! Au banc, mes coéquipiers me dévisageaient. Ils n’en revenaient pas. En passant, Darren Langdon, l’autre mal-aimé de l’automne précédent à 110 %, avait compté un but en première période !

Le lendemain midi, avant de repartir pour Boston en vue du match ultime, on a bien ri, parce que je traînais un mélangeur pour manger mon poulet et mes pâtes ! C’était impossible pour moi de croquer et déchirer la nourriture. La scène était drôle, mais j’ai eu beaucoup de difficulté dans les premiers jours. D’ailleurs, dès que ma bouche a dégelé, j’ai ressenti une vive douleur.

J’avais confié aux journalistes que je mangerais les bandes pour jouer en séries. Là, j’en faisais une indigestion !

Le prix à payer

La veille, après notre victoire, j’étais retourné chez le dentiste pour qu’il m’arrange les dents… ou ce qui en restait. Mon grand ami David Thibeault, compagnon d’armes qui m’a suivi dans le hockey mineur à Trois-Rivières, a levé la main pour aider le dentiste, alors privé d’assistant un samedi soir.

« Je joue au hockey, je n’ai pas peur de ça, le sang », qu’il a répondu. En voyant ma lèvre, David a eu un léger malaise. J’étais fendu, de bord en bord. Il a presque perdu connaissance !

Le dentiste, lui, espérait que ça tienne. Je l’ai revu toutes les semaines, jusqu’à mon mariage au début du mois de juillet.

Entre-temps, on a réussi à éliminer les Bruins à Boston ! Notre victoire en première ronde, après avoir tiré de l’arrière 1-3 dans la série, avait surpris beaucoup de monde et entraîné une vague de joie parmi les amateurs de hockey au Québec.

J’avais fini les séries pas mal amoché ! On a malheureusement été balayés au deuxième tour par le Lightning de Tampa Bay, une équipe en route vers sa première Coupe Stanley.

Pas la faute de Bergeron

Je n’ai jamais cru, même dans le feu de l’action, que Patrice Bergeron s’était penché de façon volontaire pour éviter la mise en échec. Il a vraiment trébuché. On s’en est reparlé, nous avons même joué ensemble, plus tard à Boston. C’est tellement une bonne personne. Ce soir-là, il s’est enfargé et moi, j’ai payé le prix !

Les jeunes, si vous cherchez un modèle, Patrice Bergeron, c’est le modèle ultime. Autant sur la glace qu’à l’extérieur !

Après le lock-out, j’ai joué pendant plus de trois autres années à Montréal, avant d’être échangé aux Stars de Dallas en février 2009. J’aurais préféré rester un Canadien jusqu’à la fin de ma carrière, pour toute ma vie, mais ça fait partie de la business du hockey. Et personne ne peut m’enlever les beaux moments que j’ai vécus avec ce chandail sur le dos !

Le 17 avril 2004 fait assurément partie de ces moments.