Il ne se passe pas grand-chose dans la téléréalité de l’heure en Suède. Pas de complot chuchoté, pas d’élimination fracassante, pas de maquillage, de paillettes, de gugusses affichant le nom du commanditaire. Et pourtant, des milliers d’internautes sont rivés à leur écran pour regarder… des orignaux.

Les Norvégiens ont déjà diffusé de (très) longues émissions de télé en braquant des caméras sur un feu de foyer, un marathon de tricot ou une croisière de cinq jours dans les fjords. Mais les Suédois aiment aussi la télévision lente (« slow TV »). Quelle est cette émission printanière si populaire dans les chaumières ?

Ça s’appelle Den stora älgvandringen (« La grande migration des orignaux ») et l’émission, produite par la télé publique suédoise SVT, en est maintenant à sa sixième saison. Depuis le 21 avril, une trentaine de caméras et de microphones enregistrent la migration des orignaux vers le nord à partir de la région de Kullberg, située à environ sept heures de route au nord de Stockholm. Les orignaux qui entament ce périple depuis des millénaires à la fonte des neiges passent par Kullberg pour gagner le Nord. La diffusion en direct – qui attire des auditeurs de toute l’Europe du Nord, et particulièrement les Allemands – se poursuivra au moins jusqu’au 9 mai, peut-être un peu plus longtemps si les orignaux n’ont pas terminé leur migration. Parce que, contrairement aux autres téléréalités, ce spectacle n’est pas arrangé avec le gars des vues…

Regardez en direct la diffusion de Den stora älgvandringen

Et qu’est-ce qu’on peut y voir ?

Quand on regarde en direct… il ne se passe pas grand-chose. Des orignaux qui se promènent dans les bois. Qui se penchent pour mâchouiller une pousse verte. Qui ruminent. Qui secouent la tête et les oreilles. Qui avancent de deux pas, en ruminant. Parfois, une caméra montre un autre point de vue. D’autres orignaux qui marchent, sans se presser. Des rennes curieux. Une chouette hulule au loin. Des plaques de glace glissent sur le fleuve Ångermanälven. Il ne se passe rien, et c’est magnifique.

Fascinant. Et quel est le clou du spectacle ?

Apparemment, le moment fort de l’expérience est celui où les orignaux mettent le sabot à l’eau pour traverser le fleuve. Cette année, les trois premiers se sont aventurés mercredi dernier (le 1er mai), après 10 jours de diffusion. Sur la fenêtre de clavardage, la liesse des téléspectateurs a fait exploser le fil de discussion. « Il y a beaucoup de téléspectateurs dévoués, c’est fantastique. Ils font la fête avec nous », a commenté au réseau public SVT Nyheter le producteur Stefan Edlun. « Mais je souffre avec ceux qui se sont levés du canapé et qui ont raté ça… »

CAPTURE D’ÉCRAN DE DEN STORA ÄLGVANDRINGEN

Pause-repas pour ces rennes suédois

Lors de notre écoute, vendredi, les orignaux passaient beaucoup plus de temps à ruminer qu’à se baigner. « Men nu är det heela 2 grader i vattnet, bada bada… », s’indignait un dénommé Mulen dans le clavardage. (traduction : « il fait 2 degrés dans l’eau, baigne-toi, baigne-toi… »)

Deux degrés, quand même, ça n’est pas chaud chaud pour les sabots…

En effet, c’est tout de suite après la fonte des glaces. L’année dernière, le premier orignal qui s’était aventuré dans l’eau avait été repéré le 3 mai – c’est un téléspectateur assidu qui avait d’ailleurs alerté l’équipe de production. En tout, 21 orignaux avaient été vus en train de traverser le fleuve en 2023. En date du 3 mai, selon le compteur qui s’affiche en bas de l’écran, neuf orignaux avaient traversé le fleuve.

Est-ce qu’on y voit d’autres animaux ?

Bien sûr. Jusqu’ici, il y a eu des lynx, des ours, des loutres, des aigles, des rennes, un carcajou. Vendredi soir, les internautes s’émouvaient devant les images de grenouilles dans la brunante.

Et pourquoi ne ferions-nous pas la même chose ? Les orignaux québécois sont au moins aussi télégéniques que leurs cousins suédois.

Là n’est pas la question. Au Québec, explique la biologiste Fanie Pelletier, professeure à l’Université de Sherbrooke, la densité de population d’orignaux est pas mal moins élevée qu’en Suède – environ 95 000 orignaux ont été abattus par des chasseurs suédois en 2023, comparativement à 22 660 au Québec.

CAPTURE D’ÉCRAN DE DEN STORA ÄLGVANDRINGEN

Même si le paysage nordique de la Suède peut ressembler à celui du Québec, la géographie suédoise fait en sorte que les orignaux y migrent différemment d’ici.

De plus, la géographie du territoire suédois fait en sorte que beaucoup d’orignaux passent par Kullberg pour gagner le nord – augmentant les chances de capter leurs déplacements sur caméra. Les caribous québécois, eux, migrent en hardes vers le nord. « Mais c’est tellement grand, le Nord… », dit-elle. « Et les caribous ne suivent pas toujours la même route. » Pas facile d’installer des caméras dans ces conditions.

Dommage… Ce serait une belle occasion de voir ce qui se passe dans la forêt.

En effet. En Suède, la diffusion de la migration suscite plusieurs discussions. « Les orignaux sont considérés comme une menace pour la croissance de la forêt », a d’ailleurs déploré cette semaine en éditorial le journal Aftonbladet.

CAPTURE D’ÉCRAN DE DEN STORA ÄLGVANDRINGEN

Un orignal repose ses yeux dans une forêt suédoise.

Le gouvernement suédois freine l’adoption par l’Union européenne d’une réglementation en faveur d’une restauration de la nature, a rappelé le journal, qui dénonce l’influence des sociétés forestières. Celles-ci ont d’ailleurs réclamé l’automne dernier de pouvoir abattre davantage d’orignaux. « La forêt est là pour générer un profit maximum », conclut amèrement Aftonbladet.