Une fois par mois, notre journaliste Richard Hétu nous plonge dans l’actualité de New York, où il habite depuis près de 30 ans.

(New York) Au cours de sa longue carrière d’illustratrice judiciaire à New York, Jane Rosenberg a croqué l’assassin de John Lennon, le parrain de la famille Gambino et le plus grand escroc de Wall Street, entre autres criminels notoires. Mais aucun prévenu ne lui aura procuré une plus grande satisfaction professionnelle que le premier ex-président américain inculpé de l’histoire des États-Unis.

Retournons au 4 avril 2023, jour de la mise en accusation de Donald Trump en lien avec l’affaire Stormy Daniels. Pour une illustratrice judiciaire, la première comparution d’un prévenu est la plus stressante, car l’affaire peut se conclure en un clin d’œil, ce qui donne à peine le temps d’esquisser quelques lignes au crayon fusain sur une page vierge.

Or, ce jour-là, Jane Rosenberg a déjà terminé un premier dessin lorsque l’un des procureurs commence à lire les 34 chefs d’accusation retenus contre Donald Trump. Ce dernier se met alors à fixer son accusateur.

« Il avait une expression que je devais saisir », se souvient l’illustratrice, qui jouissait d’un angle parfait. « Il semblait regarder le procureur avec mépris. Il n’avait pas l’air content. »

IMAGE FOURNIE PAR LE NEW YORKER

Le croquis de Donald Trump réalisé par Jane Rosenberg en une du New Yorker

Dès la réception du dessin, l’agence de presse Reuters, son client du jour, le diffuse sur les réseaux sociaux. Abonnée à aucune plateforme, Jane Rosenberg découvre que son dessin est devenu viral seulement en ouvrant sa boîte courriel, plus tard dans la journée. Une chaîne de télévision désire l’interviewer. Le New Yorker veut voir ses autres productions du jour.

C’est ainsi qu’elle deviendra la première illustratrice judiciaire dont l’un des dessins orne la couverture du prestigieux magazine.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Jane Rosenberg, illustratrice judiciaire

Ils ont publié la couverture en ligne le lendemain, avant même la sortie du magazine. Je ne pouvais pas le croire.

Jane Rosenberg, illustratrice judiciaire

Et où la septuagénaire range-t-elle cet épisode dans sa carrière ? « Au sommet », répond-elle.

Des moments cocasses

Cette carrière lui a pourtant fait vivre de nombreux autres moments inoubliables – ou cocasses –, dont certains comportent des enseignements inattendus. Derrière les pires criminels se cachent parfois les personnes les plus vaniteuses – ou comiques –, a-t-elle notamment découvert.

« John Gotti m’a demandé de le dessiner sans son double menton », raconte-t-elle à propos de l’ancien chef du clan mafieux Gambino, mort en prison après avoir été condamné pour de nombreux crimes, dont cinq meurtres.

« Harvey Weinstein, lui, voulait plus de cheveux », ajoute-t-elle au sujet du producteur de cinéma déchu, condamné pour agression sexuelle et viol à New York et à Los Angeles.

Sans être reconnu comme un criminel, Donald Trump Jr. a formulé sa propre demande à Jane Rosenberg lors du procès de son clan pour fraudes à New York. « Rendez-moi sexy », a-t-il dit.

A-t-elle acquiescé à ces demandes ?

« Non ! », s’est-elle exclamée récemment en entraînant son interlocuteur vers la pièce qui lui sert d’atelier dans son appartement de l’Upper West Side, à Manhattan.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Jane Rosenberg a réalisé cet autoportrait.

Dans un coin, un autoportrait de l’illustratrice à la chevelure rousse, fidèle à la réalité, trône sur un chevalet.

C’est alors que Jane Rosenberg se met à évoquer les prévenus qui l’ont croquée pendant qu’elle les croquait. Le comédien Eddie Murphy a été le premier à se livrer à ce jeu, en dessinant sur des Post-it. « Il se moquait de moi », dit-elle.

ILLUSTRATION JANE ROSENBERG, ARCHIVES REUTERS

Ghislaine Maxwell, esquissée par Jane Rosenberg

Ghislaine Maxwell, la complice du prédateur sexuel Jeffrey Epstein, prenait la chose plus au sérieux, passant plusieurs journées de son procès à dessiner. Un jour, Jane Rosenberg a réalisé un dessin montrant la prévenue en train de la dessiner.

« J’ai demandé à son avocate de voir son dessin. Elle m’a dit : “Oh, Jane, tu sais que je ne peux pas faire ça.” » Le dessin représentant Ghislaine Maxwell en train de croquer Jane Rosenberg est devenu viral.

À l’origine d’un métier

Aux États-Unis, le métier d’illustrateur judiciaire a pris son essor après le « procès du siècle », tenu au New Jersey en 1935 : Bruno Hauptmann y était accusé de l’enlèvement et du meurtre du bébé Lindbergh, fils du célèbre aviateur Charles Lindbergh. On dénombra plus de 120 caméras dans la salle d’audience.

Condamné, Hauptmann a tenté en vain de faire renverser le verdict en invoquant le cirque médiatique autour de son procès. Reconnaissant le problème, l’Association américaine du barreau a obtenu l’interdiction des caméras dans les salles d’audience.

ILLUSTRATION JANE ROSENBERG, ARCHIVES REUTERS

Sam Bankman-Fried, magnat déchu des cryptomonnaies, devant le tribunal, à New York, le 21 février

En 2024, l’État de New York fait partie des juridictions où cette interdiction est encore en vigueur, à quelques exceptions près. D’où la carrière que Jane Rosenberg a pu poursuivre pendant plus de quatre décennies.

Rien ne l’y préparait, sauf un talent pour le dessin.

« J’étais une artiste crève-la-faim », raconte-t-elle en rappelant l’époque où elle faisait des portraits de touristes à Provincetown, au Massachusetts. « Je faisais tout ce que je pouvais pour gagner de l’argent. »

Un jour, alors qu’elle se trouvait à New York, elle a assisté à une conférence sur le métier d’illustrateur judiciaire. « J’aimerais bien faire ça », s’est-elle dit.

Elle a commencé à hanter les salles d’audience de New York où comparaissaient la nuit les prostituées que se plaisaient à arrêter les policiers. C’est là qu’elle s’est fait la main. Après avoir assemblé un portfolio, elle a vendu un premier dessin à NBC, ayant essuyé au préalable un refus auprès d’une toute nouvelle chaîne appelée CNN.

« J’étais très excitée. J’ai appelé ma mère et je lui ai dit : “Regarde, je suis à la télé.” »

Son dessin portait sur le « meurtre au Met », titre utilisé par les tabloïds pour parler de l’assassinat mystérieux d’une jeune violoniste du Metropolitain Opera de New York, à l’été 1980.

En attendant le jour J

Quelques mois plus tard, Mark David Chapman abattait John Lennon.

« J’étais une fan des Beatles », dit Jane Rosenberg en revivant la première comparution du suspect. « À l’époque, je ne connaissais pas grand-chose au droit et je me demandais, en regardant l’avocat de Chapman : “Comment peut-il représenter ce type ?” »

« J’ai fini par épouser un avocat et par comprendre comment le système fonctionne. Tout le monde mérite une défense. Tout le monde a le droit à un avocat », ajoute celle qui a immortalisé Chapman en train de lire L’attrape-cœurs, de J.D. Salinger, pendant son procès.

Cela vaut pour Gotti, Weinstein et Trump, ainsi que pour tous les autres prévenus que Jane Rosenberg a croisés dans les salles d’audience, groupe qui inclut Woody Allen, Jeffrey Epstein, Steve Bannon, Joaquín Guzmán, dit El Chapo, et Omar Abdel Rahman, condamné pour son rôle dans le premier attentat contre le World Trade Center.

Se décrivant comme une artiste et une journaliste, elle résume ainsi l’évolution de l’information judiciaire.

À une certaine époque, j’ai fait beaucoup de procès de mafieux. Ensuite, il y a eu beaucoup d’affaires de terrorisme. Puis il y a eu la finance avec Bernie Madoff. Et maintenant, l’ère #metoo cède le pas à la politique.

Jane Rosenberg

Récemment, elle et d’autres illustrateurs judiciaires ont rencontré les responsables du tribunal new-yorkais où le premier procès pénal de Donald Trump devrait se tenir. Comment se sent-elle à l’approche du jour J, qui pourrait intervenir à la mi-avril ?

« Je suis tellement stressée, c’est incroyable », répond-elle en décrivant d’abord ce qui sera un dispositif de sécurité encore plus lourd que celui mis en place lors du procès d’El Chapo.

Puis il y a l’enjeu de l’emplacement des illustrateurs judiciaires.

« Ils veulent nous mettre dans la troisième rangée, derrière les agents des services secrets et les équipes des deux parties. Ce que je crains, c’est de ne rien voir de l’endroit où je serai assise. C’est toujours mon problème. Mais une fois que je suis à ma place avec mon matériel artistique et que je peux voir, je suis heureuse. Je peux faire mon travail. »