Loin du tumulte de Port-au-Prince, quelque part dans le nord d’Haïti, pousse au milieu d’un champ la Cité du savoir. Ce projet financé et conçu par la diaspora haïtienne, notamment du Québec, mise sur l’éducation, la santé et l’emploi pour reconstruire Haïti. La Presse a visité les lieux en janvier dernier.

(Milot) Le portail se dresse au milieu d’un ancien champ de canne à sucre, au bout d’une petite allée en terre battue dont rien ne laissait présager qu’elle débouche quelque part.

Des bâtiments se dressent derrière : une école, un centre de la petite enfance et un poulailler, tandis qu’émergent du sol les bases d’un bureau d’ingénierie et d’une clinique.

Une école professionnelle et des locaux universitaires doivent aussi s’ajouter sur ce terrain d’une trentaine d’hectares, à côté duquel des résidences seront construites.

Bienvenue à la Cité du savoir, projet socioéducatif conçu et financé par des Haïtiens vivant à l’étranger, notamment au Québec, qui prend racine à Milot, dans le nord du pays, non loin de la ville de Cap-Haïtien.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Vue de la Cité du savoir, en janvier dernier

« On essaie le plus possible de changer le pays avec nos projets », lance Magalie Félix, directrice générale de la Cité du savoir. « Tout va au ralenti [en Haïti], il faut aider à l’avancement du pays. »

Sortir de la pauvreté

Le pays va mal, surtout quand on s’éloigne de la capitale, Port-au-Prince, déplore Samuel Pierre, professeur à Polytechnique Montréal et fondateur du Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle (GRAHN), un regroupement d’architectes, d’ingénieurs, d’agronomes, d’urbanistes, d’économistes et autres professionnels d’origine haïtienne, créé au lendemain du séisme dévastateur de 2010, qui est derrière le projet de la Cité du savoir.

« Haïti est un pays très centralisé, au point où on parle de la République de Port-au-Prince », raille-t-il.

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Élèves d’une classe de primaire à la Cité du savoir, lors du passage de La Presse en janvier dernier

C’est pour contrer cette centralisation que la Cité du savoir a vu le jour loin de la capitale, afin d’offrir des perspectives à cette frange de la population négligée par un État en déliquescence.

Il y a des endroits reculés où il n’y a aucune présence de l’État. L’État ne joue pas son rôle.

Samuel Pierre, professeur à Polytechnique Montréal et fondateur du GRAHN

La Cité du savoir mise donc sur les « trois piliers » qui permettent de briser le cercle vicieux de la pauvreté, explique M. Pierre : l’éducation, la santé et l’emploi, avec notamment un incubateur d’entreprises. « Quelqu’un qui est bien instruit, mais qui ne trouve pas d’emploi, ça ne donne rien », souligne-t-il.

Du CPE à l’université

Milius Fermilus enseignait les verbes être et aller à sa vingtaine d’élèves de troisième année, lors du passage de La Presse, en janvier.

L’école, inaugurée en début d’année, accueille 80 élèves de la première à la troisième année ; les travaux se poursuivent pour aménager de nouvelles classes afin d’ajouter chaque année un niveau scolaire supplémentaire.

À quelques mètres de là, en attendant que les locaux de l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH) soient construits, une dizaine de jeunes adultes étaient installés dans un local du centre de la petite enfance, inauguré en 2016.

Lisez notre article « Haïti : débuts emballants pour un CPE d’inspiration québécoise »

Ils profitaient d’une connexion internet rapide pour suivre à distance un cours universitaire donné par un professeur… au Maroc !

« Avant, les gens qui voulaient étudier aux cycles supérieurs partaient et ne revenaient pas », explique Marie Papineau, professeure retraitée de l’Université de Sherbrooke, qui a séjourné à la Cité du savoir tout l’hiver.

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Marie Papineau, professeure retraitée de l’Université de Sherbrooke, à la Cité du savoir, à Milot, en janvier dernier

Psychologue de formation, elle est venue mettre sur pied l’unité de santé mentale du centre de santé communautaire, en commençant notamment par l’évaluation des besoins, en premier lieu ceux des enfants fréquentant la Cité du savoir.

Maintenant professeure associée à l’ISTEAH, elle prévoit de revenir chaque année à la Cité du savoir pour « bien lancer les soins psychologiques, pour que ça dure », dit-elle.

« Je suis juste entraînée dans cet élan-là », dit-elle à propos du dévouement qu’elle constate auprès de la diaspora haïtienne.

Déjà des retombées

Construit sur un terrain offert par la municipalité de Milot, dont le cœur est situé à une petite dizaine de kilomètres, la Cité du savoir est alimentée en énergie par des panneaux solaires ainsi que par une génératrice, tandis que l’internet à haute vitesse arrive par ondes, puisque le site est trop éloigné pour être relié par fibre optique.

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Magalie Félix, directrice générale de la Cité du savoir, à Milot, en janvier dernier

Lancé en 2016 avec l’objectif d’être complété en 10 ans, le projet est à près de 30 % d’avancement, estime Magalie Félix, qui évoque le contexte difficile et les moyens limités.

Mais il permet déjà de réaliser une partie de ses objectifs en offrant emploi et éducation aux gens du coin, se réjouit-elle.

« La majeure partie de nos employés sont des gens de la zone », tout comme les enfants qui fréquentent l’école et le CPE, qui ne fournissent d’ailleurs pas à la demande, dit-elle.

« Ceux qui ne peuvent pas envoyer leurs enfants ne sont pas contents. »

Pallier les lacunes de l’école publique

L’école de la Cité du savoir s’enorgueillit d’offrir une éducation de qualité dans un pays où l’enseignement varie considérablement d’une école à l’autre, y compris dans les écoles publiques, qui n’ont d’ailleurs pas la capacité d’accueillir tous les enfants, affirme son directeur, Olibrice Maurancy. Alors qu’ailleurs, les classes peuvent compter jusqu’à 90 élèves avec un seul enseignant, celle de la Cité du savoir en compte un maximum de 37, avec deux enseignants, explique-t-il. Elle offre également un programme bonifié qui inclut davantage d’heures d’enseignement et des cours d’éducation physique. « Ça ne se trouve pas ailleurs, c’est vraiment négligé dans les autres écoles », dit-il. Et le soutien de la diaspora permet d’offrir le tout à un tarif de 4600 gourdes (60 $) par année, incluant le repas du midi. « C’est 10 fois plus dans des écoles similaires », affirme M. Maurancy.

Ce reportage a été réalisé avec une bourse du Fonds québécois pour le journalisme international.

La Presse a compensé par l’achat de crédits carbone les émissions de gaz à effet de serres engendrées par les déplacements aériens et terrestres liés à ce reportage.