(Montréal) « Comme si une bombe atomique avait été larguée sur Haïti. » Michaëlle Jean, l’ex-gouverneure générale du Canada, se rappelle le choc ressenti lorsqu’elle a vu le pays où elle est née, après qu’il eut été dévasté par le violent tremblement de terre de janvier 2010.

Dix ans plus tard, elle tire le constat que le déploiement de l’aide humanitaire a été une occasion manquée et un « échec pour la communauté internationale », confie-t-elle à La Presse canadienne.

Le 12 janvier 2010, Michaëlle Jean se trouvait à Rideau Hall, dans son bureau de gouverneure générale, à Ottawa.

Elle se souvient de son aide de camp, entré en trombe dans son bureau, le visage défait, pour lui annoncer la catastrophe qui venait de se produire, trois minutes plus tôt : un séisme majeur, dévastateur, de magnitude 7.

Et cette pensée, dans la tête de celle qui venait de visiter son pays natal, un mois auparavant, pour constater l’état des lieux après des inondations : « il faut organiser les secours tout de suite ».

« Il y avait chez moi l’angoisse, le choc, l’anticipation du pire, mais aussi l’urgence d’agir. »

Un coup de fil immédiat est passé par téléphone satellite — toutes les autres communications étant coupées — à l’ambassadeur du Canada en Haïti.

D’une voix très angoissée, haletante, celui-ci lui a rapporté une « catastrophe inimaginable », des quartiers entiers sous les décombres, et cette crainte qu’il y ait des milliers de victimes.

Il a finalement été bien loin du compte : entre 200 000 et 300 000 personnes ont perdu la vie, plus de 300 000 ont été blessées et le séisme a laissé sans toit plus d’un million d’Haïtiens.

En tant que commandante en chef des armées, Mme Jean a contacté le chef d’état-major et le ministre des Affaires étrangères du Canada. Un avion Hercule, chargé à pleine capacité, était prêt à partir et n’attendait que le feu vert pour décoller. Elle rappelle que selon les conventions internationales, la demande d’aide formelle doit venir du pays touché.

Mais celle qui a été gouverneure générale de 2005 à 2010 se rappelle que l’ambassadeur lui a dit clairement qu’il ne servait à rien d’attendre cette demande. « On ne peut pas rejoindre le président [d’Haïti], on ne sait même pas qui est vivant », lui a-t-il dit. Le gouvernement canadien a donné le feu vert et l’avion a décollé.

Les rapports qu’elle reçoit indiquent que la ville de Léogâne est détruite à plus de 90 %. « Vous imaginez ? », demande-t-elle en entrevue. On lui dit que la destruction de Jacmel, une ville du sud de l’île, là où elle a grandi, est phénoménale.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Michaëlle Jean offre une accolade à Maile Alphonse, à Jacmel

À Haïti comme au Canada, tout le monde cherche un proche, un signe de vie. « Chaque minute devient insupportable », dit-elle. Puis, les noms tombent, un à un.

« Un jour, dans mon bureau, je me retrouve seule et je hurle de douleur », raconte-t-elle.

La gouverneure générale décide de se rendre sur place le 8 mars, après l’arrivée en masse des secours d’urgence immédiats, et à temps pour marquer la journée internationale des femmes, qu’elle considère comme étant particulièrement vulnérables dans des situations de catastrophes.

Ce qu’elle a vu ? « On aurait dit qu’une bombe atomique a été larguée sur le pays. »

« Le niveau de souffrance, de misère, était immense. Mais il y avait aussi cette fierté, ce désir de croire que les choses vont aller mieux et cet espoir », relate-t-elle en entrevue, en admettant que de parler de cette époque fait remonter beaucoup d’émotions à la surface.

Elle dit avoir été marquée par les femmes haïtiennes, qui, malgré tout, l’ont accueillie en chantant. « Ce qui était en place en Haïti, c’était de la résistance. »

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Michaëlle Jean à la cathédrale de la Sainte-Trinité de Port-au-Prince

Elle confie ne pas aimer le mot « résilience », qui porte en lui une fatalité et une certaine forme d’acceptation. Ce qui n’est pas ce qu’elle a vu sur place, mais plutôt des femmes courageuses qui ont été notamment chargées de la distribution des vivres dans les camps remplis de gens qui se sont retrouvés à la rue. Parce qu’elles sont fiables, ordonnées et efficaces : elle a pu le constater de ses propres yeux, étant retournée en Haïti à de nombreuses reprises par la suite, en tant qu’envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti pendant quatre ans, et ensuite, à titre personnel.

La reconstruction

Le défi était monumental, explique-t-elle : 60 % des fonctionnaires haïtiens ont péri dans le séisme. Et l’État peinait à recruter : les meilleurs éléments ont été embauchés par les ONG internationales, qui payaient mieux, rapporte l’ex-journaliste.

Le gouvernement se retrouve rapidement débordé et n’est pas capable d’absorber les offres d’aide de coopération.

Car les ONG effectuent un débarquement massif à Haïti. Mme Jean n’est pas tendre lorsqu’elle parle des façons de faire de bon nombre d’entre elles.

« Les organisations sont là chacune pour elles-mêmes, pour leurs propres intérêts, déconnectées des ONG haïtiennes et ne montrant aucune disposition à travailler avec elles », tranche-t-elle d’un ton critique.

Une grande déception pour elle qui estime qu’un tel arrimage aurait permis la pérennisation des actions et des bonnes pratiques. Elle se rappelle avoir dit aux ONG internationales : « Associez-vous. Vous travaillez sur le même défi, consolidez vos actions ».

Malgré cela, « fin de non-recevoir », rapporte-t-elle.

Le pays a été pris en charge dans un « assistanat », qui, s’il apporte un secours nécessaire dans l’urgence, n’aide pas la reconstruction, car il ne produit rien de durable, soutient-elle.

Ça a été une occasion manquée, croit-elle, ajoutant que la population elle-même le dit.

« On voyait un théâtre parfait de ce qui constitue la faillite de l’humanitaire. »

En 2010, alors dans son poste de gouverneure générale, elle avait dit aux Haïtiens : « vous n’êtes pas seuls ».

Interrogée sur cette déclaration, elle croit que 10 ans plus tard — après le départ de bien des ONG — ils se sentent seuls, et même trahis. « Les gens espéraient que de ce grand malheur viendrait un mieux-être. »

« Pour la communauté internationale, il y a un constat d’échec grave. »

De bons coups

Sur le terrain, elle continue de voir — car elle s’y rend encore souvent, à titre personnel et parce qu’elle travaille avec des coopératives agricoles et des associations de paysans — des initiatives locales des Haïtiens, qui « travaillent d’arrache-pied », qui sont organisés et qui ont adopté dans leurs organisations des principes de bonne gouvernance.

Questionnée sur les projets d’aide internationale qui ont fonctionné, elle souligne le travail des forces policières canadiennes, dont le Service de police de la ville de Montréal (SPVM), de la Sûreté du Québec (SQ) et de la GRC qui ont assuré le maintien de l’ordre et par la suite offert de la formation pour les policiers « avec une approche communautaire, plus respectueuse ».

« J’ai vu un changement majeur », dit celle qui a connu « une police prédatrice, de répression », sous le dictateur François Duvalier.

Et puis, elle se rappelle avec bonheur la très grande générosité des Canadiens. La Croix-Rouge canadienne est celle qui a recueilli le plus de fonds après que la terre eut tremblé sur l’île d’Hispaniola, souligne-t-elle.

Quant au gouvernement canadien, il a contribué jusqu’à 1,458 milliard en aide internationale à Haïti entre 2010 et 2018, selon ses derniers chiffres disponibles.